Philips met en péril la santé de patients atteints de troubles respiratoiresUn défaut de fabrication sur 370 000 appareils Philips utilisés par des Français souffrant d’apnée du sommeil ou de maladies respiratoires les expose à des risques comme des maux de tête, toux, irritations et même cancers.
En six mois pourtant, moins de 5 % des machines ont été remplacées.Pendant son sommeil, Pierre (voir la Boîte noire) retenait sa respiration sans s’en rendre compte trente-trois fois par heure. Il est même arrivé qu’il ne respire pas pendant 1 mn 20, avant de se réveiller en sursaut pour reprendre son souffle. Avec de pareilles nuits, difficile pour le professeur d’assurer les cours devant ses étudiants le lendemain. Il est atteint d’apnée du sommeil, comme 4 % de la population et même 30 % des plus de 65 ans, selon l’assurance-maladie.
Depuis dix ans, il dort alors avec un masque sur le nez relié à une machine de ventilation en pression positive continue (PPC) qui régule son apport en oxygène. C’est le seul traitement possible pour les personnes atteintes d’apnée du sommeil sévère. Branché chaque nuit à son appareil de la marque Philips, il en souffre toujours, mais moins, à raison de cinq ou six micro-réveils par heure.
Sauf que « depuis sept ans, mes problèmes de migraine ont augmenté alors qu’ils étaient censés être induits par l’apnée du sommeil. J’ai commencé à avoir des sinusites et rhinites chroniques ainsi qu’à développer une hypersensibilité, témoigne ce Parisien âgé de 62 ans. Par exemple, nous avons fait repeindre notre chambre avec un produit contenant le moins de substances chimiques possible en juin. Six mois plus tard, nous ne pouvons toujours pas dormir dedans. » Pierre adore son métier de professeur, mais il envisage sérieusement la retraite du fait de ses problèmes de santé.
Jusqu’à récemment, il n’avait jamais soupçonné sa machine fabriquée par Philips, « la mal nommée Dreamstation », grince-t-il. Mais le 14 juin, la firme néerlandaise a annoncé le rappel de 370 000 de ses appareils utilisés en France et fabriqués avant le 26 avril 2021. Sa machine fait partie de la douzaine de types de produits concernés : il s’agit à 92 % d’appareils de PPC, à destination des malades d’apnée du sommeil donc. On en trouve seulement pour traiter les patients à domicile, pas dans les hôpitaux.
Le défaut de fabrication affecte également 29 000 ventilateurs souvent vitaux pour les malades de tous âges atteints de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), de syndrome obésité-hypoventilation (SOH), de cyphoscoliose ou de pathologies neuromusculaires.
Le pire, c’est la lenteur à remplacer les machines. Les mousses continuent de se délier, on est en train de laisser les gens respirer du poison chaque nuit et mourir dans leur coin.
Marie-Agnès Wiss-Laurent, présidente de l’association de patients FFAAIR
Sur le site internet de Philips, plus connu pour avoir inventé la cassette audio, un certain Damien, utilisateur de la machine de la gamme Dreamstation, vante « ce traitement 100 % bio, sans médicament, exclusivement composé d’air »… Le problème, c’est que des composés organiques volatils peuvent s’échapper de la mousse utilisée pour réduire le bruit des appareils, à mesure qu’elle se dégrade.
Inhaler ces substances à longueur de nuit peut provoquer des maux de tête, une irritation, une inflammation, des problèmes respiratoires, une hypersensibilité, des nausées, des vomissements, et pire encore, produire des effets toxiques et cancérigènes, a brutalement déclaré Philips dans un communiqué pour annoncer ce rappel mondial de produits, en juin 2021.Aucun des médecins de Pierre ne l’en a averti. « Les personnes concernées ne sont pas toutes informées. Comme il n’y a pas forcément de plan B à proposer, on dirait qu’on ne veut pas créer un vent de panique, or les patients ont le droit de connaître les risques de ces machines défectueuses », peste Yann Mazens, conseiller technique chez France Assos Santé, un groupement d’associations de patients. Il est vrai que Philips détient un peu plus d’un quart des parts de marché parmi les utilisateurs de machines PPC et davantage encore s’agissant des respirateurs utilisés à domicile en France.
Comme pour la plupart des malades concernés,
c’est finalement le prestataire de santé à domicile de Pierre, chargé de livrer et régler les appareils, qui l’a prévenu par courrier.Mi-août, quand il trouve cet écrit dans sa boîte aux lettres, il fait directement le lien entre ses maux du quotidien et la liste de dangers énumérés.
Dès le lendemain, Pierre appelle le prestataire pour demander un changement de machine. « Il a considéré mon cas comme prioritaire et m’a livré un appareil d’un autre fabricant. Après quelques semaines de réglages, non seulement je ne fais plus que deux à trois apnées du sommeil par heure la nuit, mais je souffre moins de maux de tête le jour. Je suis passé de quinze puissants médicaments anti-migraineux par mois l’hiver dernier à seulement un à quatre par mois depuis le remplacement de la machine », compare le sexagénaire.
Il réfléchit depuis à une possible poursuite judiciaire de Philips. Le 9 juillet, une demande d’action collective au Canada a été déposée par maître Andrea Grass, du Consumer Law Group. « Jusqu’à présent, un peu moins de 5 000 personnes de partout au Canada se sont inscrites sur notre site web pour être tenues informées de la demande », précise l’avocate.
Mediapart a pu consulter la requête qui expose les faits à éclaircir, à savoir notamment si Philips a « fait preuve de négligence dans la commercialisation et la vente des appareils respiratoires rappelés » et si la firme a « omis d’avertir les consommateurs des risques liés ».
En France, six mois après sa soudaine annonce, Philips a seulement fait changer 16 411 des dangereux générateurs PPC concernés, soit moins de 5 %. Et quant aux ventilateurs, la firme indique que « la réparation et le remplacement commencera à partir du mois de janvier 2022 ».
« Nous sommes tombés des nues quand nous avons appris l’existence de ces risques. Le pire, c’est la lenteur à remplacer les machines. Les mousses continuent de se délier, on est en train de laisser les gens respirer du poison chaque nuit et mourir dans leur coin. Une trentaine d’utilisateurs de machines Philips nous ont contactés. Ils nous disent beaucoup tousser et quand ils crachent, ils retrouvent des saletés toute noires », rapporte Marie-Agnès Wiss-Laurent, présidente de la Fédération française des associations et amicales de malades, insuffisants ou handicapés respiratoires (FFAAIR).
313 signalements de toux, maux de tête et irritations, essentiellement, reçus par l’Agence du médicament.« Ce que je vois à court terme c’est qu’au moins, je comprends l’origine de mes problèmes de sinusites et maux de tête et qu’ils diminuent, même si je pense qu’une partie de ce que j’ai ramassé pendant dix ans est irréversible, réagit Pierre. À long terme, c’est le grand point d’interrogation, si jamais je développe un cancer dans cinq, dix ans… »
Le 16 septembre, il a rédigé une déclaration de ses effets indésirables auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). En tout, depuis juin, celle-ci a reçu 313 signalements de toux, maux de tête et irritations, essentiellement, a priori liés à l’utilisation des machines Philips rappelées.
Rares sont les mentions d’apparition d’un cancer et pour l’heure, aucun lien de cause à effet n’est établi avec les machines défectueuses. Cette maladie frappe souvent à retardement, des années après l’exposition et il est parfois difficile de relier l’origine à un facteur précis. D’autant plus que jusqu’à présent, l’assurance-maladie ne recensait pas les marques de dispositifs médicaux utilisés par les patients, ce qui rend difficile un suivi à long terme en cas de rappel massif de produits aux références bien précises.
En revanche, les prestataires de santé disposent des données détaillées : les associations de patients demandent alors qu’une étude soit enclenchée dans le but d’établir à long terme un éventuel lien entre l’utilisation des machines défectueuses et l’apparition de cancers.
Alors que la firme Philips mentionne elle-même ce risque, elle précise à Mediapart : « Nous ne disposons pas de données cliniques indiquant que l’exposition aux particules ou aux composés organiques est susceptible de provoquer un cancer. Des tests et des recherches approfondies sont en cours pour mieux identifier et comprendre les risques réels. »
Dans ses dernières recommandations aux professionnels de santé relayées par la Société de pneumologie de langue française (SPLF), l’ANSM ne cite même plus les « risques cancérigènes » et invite en revanche à surveiller les symptômes comme les céphalées, irritations des yeux et voies respiratoires, réactions inflammatoires, toux, pression thoracique, asthme et infection des sinus.
Alors ce danger est-il étouffé ou exagéré ? « Il n’existe pas d’étude toxicologique qui montrerait un lien entre l’utilisation des machines Philips et l’apparition de cancer. Il s’agit d’un risque théorique. Nous ne pouvons pas l’exclure mais il n’est pas avéré », précise Thierry Thomas, directeur adjoint des dispositifs médicaux de l’ANSM.Quant au fabricant, il répond que « par mesure de précaution, Philips a considéré les risques possibles et envisagé le scénario le plus pessimiste en termes de gravité, comprenant par exemple l’émergence de risques cancérigènes ». « S’agissait-il pour Philips de se couvrir au maximum en cas de problèmes qui surviendraient après cette annonce, comme cela se fait beaucoup aux États-Unis ? », interroge Yann Mazens, de France Assos Santé.
Des autorités sanitaires impuissantes face à l’inertie de Philips
Une autre annonce soulève la même question. Dans un premier temps, Philips a recommandé à la minorité de patients utilisant des ventilateurs avec fonction d’assistance vitale de poursuivre le traitement malgré les dangers, faute d’alternative. « Sans ventilateur, les malades les plus à risques peuvent mourir par insuffisance respiratoire ou tomber dans un coma hypercapnique en quelques jours », souligne Jesus Gonzalez, pneumologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris et responsable du groupe appareillage de la société savante SPLF.
En revanche, Philips a appelé les personnes utilisant les appareils concernés de PPC et les ventilateurs sans fonction d’assistance vitale à arrêter leur utilisation et à consulter leur médecin, créant l’affolement des patients au courant. Pourtant, « sans appareil, ceux qui souffrent d’apnée du sommeil vont connaître une recrudescence de la somnolence qui peut provoquer des endormissements sur le lieu de travail ou au volant. Malheureusement, on n’est plus à quelques mois près d’inhalation de substances potentiellement toxiques face à l’absence d’alternative », se résout le professeur Gonzalez.
Philips a modifié par la suite ses préconisations pour la France et s’est aligné sur celles de l’ANSM. Cette dernière a recommandé le 8 juillet « de ne pas arrêter le traitement quel que soit le type d’appareil utilisé ». « Au départ, Philips a eu un message très perturbant, troublant. Demander à plus de 300 000 personnes d’arrêter leur traitement signifie leur faire prendre encore davantage de risques », estime Thierry Thomas, de l’ANSM.
Philips prévoit de trouver une solution pour l’ensemble du parc concerné d’ici à la fin 2022 seulement.Dans le calcul de cette morbide balance bénéfices-risques, le non remplacement immédiat par Philips de ses machines défectueuses entre en compte. Si l’entreprise était en mesure de les remplacer, les patients ne continueraient pas de courir les périls en question. Aujourd’hui, ils poursuivent l’utilisation de l’appareil possiblement nocif par la faute du fabricant en attendant une solution qui tarde gravement à arriver.
Et encore, les patients de l’Hexagone ne seraient pas les plus à plaindre, à en croire le service presse de Philips qui indique à Mediapart que « la France a été le premier pays en Europe et le troisième au niveau mondial », à avoir vu débuter le remplacement du matériel défectueux en septembre grâce à « l’engagement sans relâche des équipes Philips ».Le fabricant hollandais prévoit de trouver une solution pour l’ensemble du parc concerné dans l’Hexagone d’ici à la fin 2022, donc dans un an seulement. Par la voix de Thierry Thomas, l’ANSM juge ce délai « insatisfaisant ». Philips justifie sa lenteur par « des difficultés inhérentes au contexte mondial actuel : pénurie de composants électroniques et matières premières, tensions liées à toute la chaîne logistique et transport ».
Les autorités sanitaires sont prises à la gorge et se retrouvent sans levier juridique tout le long de la chaîne.
Yann Mazens, de France Assos Santé
Comment la multinationale peut-elle se permettre de continuer d’exposer les patients et les abandonner dans un tel désarroi ? Parce qu’elle bénéficie d’un cadre légal laxiste. L’ANSM a seulement été prévenue de la notification de sécurité le 10 juin, soit quatre jours avant la communication publique de Philips du rappel. Le fabricant en connaît pourtant les dangers depuis avril.
« Ce qui est critiquable, c’est de découvrir le problème du jour au lendemain. La situation est anormale et détestable pour les patients en premier lieu, c’est très anxiogène. Nous avons perçu immédiatement que le problème allait être très complexe à gérer en raison de son caractère mondial et de la multiplicité des acteurs concernés. Nous l’avons classé comme “critique” », commente Thierry Thomas, de l’ANSM.
Les fabricants de dispositifs médicaux comme les appareils respiratoires, pourtant vitaux, n’ont pas d’obligation de prévenir bien en amont les autorités sanitaires en cas d’analyses inquiétantes menant à des rappels de machines. À croire que les produits de santé sont des biens de consommation comme les autres… Comme les téléviseurs, robots de cuisine, fers à repasser, rasoirs ou brosses à dents électriques également vendues par Philips. La marque néerlandaise a mis l’accent sur sa branche santé dans les années 2010, seulement.
Les autorités sanitaires ne disposent pas non plus de levier légal pour obliger les fabricants à proposer immédiatement une solution pour pallier les graves problèmes dont ils sont responsables compte tenu du défaut de qualité ; ni pour les mettre à l’amende dans le but de les inciter à accélérer l’action corrective.Cette impuissance des pouvoirs publics figurait déjà entre les lignes d’un autre scandale sanitaire mondial, les Implant files, notamment révélé par Le Monde. Pour commercialiser les dispositifs médicaux, leurs fabricants n’ont pas à déposer de dossiers conséquents auprès des agences sanitaires. Une demande de certification européenne suffit.
« En amont, tout passe par des organismes certifiés pour autoriser les appareils alors en aval, nous ne pouvons pas piocher des informations liées à la sécurité des produits comme c’est le cas dans un dossier de demande d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament. Les autorités sanitaires sont prises à la gorge et se retrouvent sans levier juridique tout le long de la chaîne », déplore Yann Mazens, de France Assos Santé.
Un deuxième rappel de produits classé au niveau le plus grave
Les défauts de sécurité sont pourtant fréquents… En tout cas chez Philips, qui multiplie les déconvenues depuis la mi-2021. Le 4 août, la Food and Drug Administration (FDA), la police sanitaire américaine, a en effet déclenché une alerte de classe 1, soit le niveau le plus grave, concernant un deuxième rappel de machines Philips, toujours en lien avec l’apnée du sommeil, mais d’une gamme différente.Leurs utilisateurs risquent de souffrir de manque d’oxygène du fait de problèmes des logiciels réglant le débit des machines avec pour conséquence possible « des événements indésirables graves, y compris des décès », selon la FDA.
Le 10 août, Philips envoie la marche à suivre pour corriger les logiciels. « Cette alerte était encore plus grave du point de vue des conséquences médicales immédiates mais une action corrective de réglage des machines a pu être mise en œuvre rapidement par les prestataires de services », commente Jesus Gonzales, professeur de pneumologie à la faculté de médecine Sorbonne Université.
Deuxième rebondissement le 12 novembre. Suite au premier rappel de juin, la FDA a mené une inspection dans une usine de Philips située aux États-Unis, où des appareils respiratoires sont produits. Suite à quoi l’agence sanitaire a demandé à la firme de mener davantage de tests sur la mousse.
Forcément, les associations de patients s’interrogent : cette alerte concerne-t-elle des machines utilisées pour remplacer celles désignées comme défectueuses en juin ? Celles pointées du doigt par la FDA cette fois ne sont pas distribuées en Europe, pour l’heure. Les appareils PPC concernés en France par le rappel ont été remplacés par des machines qui comportent une « nouvelle mousse en silicone » testée par la FDA et ayant « démontré des résultats acceptables », précise la firme néerlandaise.
Quoi qu’il en soit, la confiance des prescripteurs et utilisateurs des machines Philips est rompue. Au fur et à mesure que l’information leur parvient, les patients réclament à leur prestataire de santé à domicile ou à leur pneumologue un nouvel appareil d’une autre marque. « Quand un malade le demande, nous prescrivons une machine d’autres fabricants qui suivent sans problème pour l’instant et nous arrêtons de prescrire du Philips en attendant que tout soit résolu », rapporte le professeur Gonzales.
Si ses concurrents ResMed et Air Liquide ont rapidement répondu à Mediapart que leurs produits n’étaient pas concernés par le défaut signalé par Philips du fait de l’utilisation d’un autre type de mousse d’insonorisation, ils restent vagues quant à leur capacité à venir à la rescousse de tous les patients laissés pour compte par Philips.
L’entreprise ResMed, née en Australie et dont le siège est situé à San Diego en Californie, se dit en tout cas « très sollicitée actuellement par de nouveaux clients » et affirme travailler « pour mettre sur le marché autant de dispositifs que possible compte tenu des lenteurs d’approvisionnement en composants nécessaires à leur fabrication ». Quant à la firme tricolore Air Liquide, elle s’est spécialisée dans la fabrication de respirateurs à destination des hôpitaux… Dont la demande a explosé avec l’arrivée massive de patients Covid-19.
Rozenn Le Saint