Episode 3 : Le basculement professionnel et les bases de la « problématique moteur »
De février à fin juin 2003, j’occupe un poste d’ingénieur maintenance stagiaire dans le 1er groupe français d’électrolyse, coulée et mise en forme d’aluminium, lequel est en train de devenir progressivement américano-canadien car il se fait bouffer à cause d'une OPA boursière hostile ; cela n’est pas propice à l’enthousiasme parmi les salariés.
Je suis affecté dans l’atelier-tôles-fortes, destiné à produire des tôles épaisses et longues pour l’aéronautique, avec des alliages d’aluminium savamment élaborés. Ces tôles requièrent de lourdes opérations mécaniques, et aussi métallurgiques, même après la coulée : cela se passe dans des fours de trempe et de revenu. Je connais bien cet atelier pour y avoir travaillé pendant l’été à la « S208 » en tant qu’ouvrier-riveur/ébouteur sur des scies se translatant sur 50 m et ayant des capacités d’environ 30 cm d’épaisseur.
A mon arrivée, des kilos de documentation sont entassés concernant deux fours : le F235 (trempe) et le F238 (revenu). Le premier est aussi gros qu’un immeuble de 3 ou 4 étages, le second est aussi long que 2 semi-remorque. Le royaume de la démesure.
La doc est tout aussi disproportionnée. Parfois en anglais ou allemand, il faut y dénicher les pages stratégiques (séparer la pub et les pages sans intérêt technique avéré), les classer et les annoter selon les habitudes de l’usine. Le genre de boulot qui traîne et s’accumule car réservé aux stagiaires ou CDD puisqu’aucun employé en CDI n’a envie de le faire… sauf qu’il faut des stagiaires pas trop abrutis et motivés pour ça ; on n’en trouve pas tant que ça.


J’exécute ma mission du mieux que je peux : je n’arrête pas de poser les questions nécessaires aux techniciens expérimentés, puis deviens spécialiste de l’étiquetage.

Viennent ensuite la rédaction des modop’, la mise en place de campagnes d’entretien courant (graissage/contrôles rapides) et exceptionnel (révision mensuelle/annuelle), l’enrichissement de la base de données sur les pièces de rechange (pour réduire les délais de remise en service en cas de panne) et les plans opératoires contre les risques industriels (pocri). Cela devient moins barbant, mais ne me passionne pas outre mesure.

En fin de stage, l’un des techniciens s’aperçoit que moi et mon ordinateur personnel formions un petit bureau d’étude ambulant

C’est que je bidouille un tas de choses sur mon portable. J’ai perfectionné mon programme de tracé de moteur astroïdal, j’ai des images CAO en fond d’écran, et je m’amuse à faire l’étude RdM par éléments finis du rouleau de laminoir qui vient de se briser net à un endroit inhabituel (un cylindre d’acier de plus d’1 m de diamètre et 4 m de large tout de même). Après examen des plans du laminoir, j’essaye en modifiant les appuis, de provoquer la concentration de contraintes là où la pièce a craqué, pour comprendre ce qui a pu se passer et comment l’éviter à l’avenir.
Le compte-rendu que j’en ai tiré n’a eu aucun écho à l’époque et doit encore prendre la poussière dans le tiroir où je l’ai laissé… Je m’en doutais écrivant la première ligne : il n’y a pas d’ingénieur ayant le temps à la maintenance pour discuter sur ce rapport de stagiaire lambda et atypique… et surtout pendant que je rédige ce rapport et que je le publie, tout l’atelier est en effervescence, il faut tout changer d’urgence sur le laminoir : procédure extrêmement lourde et délicate, une grue spéciale est affrétée.
Pendant 2 ou 3 semaines, l’ordonnancement est en ébullition : le laminoir, c’est le cœur de l’atelier qui vient d’arrêter de battre. L’heure n’est pas à la réflexion, mais à l’action.
Pour revenir à ce technicien, il me confie en accord avec mon tuteur de stage la conception d’une cage de maintenance destinée à descendre dans les fosses de la fonderie attenante, avec les ouvriers et du matériel. Il l’appelle la Raymondine pour me motiver… Je simule sur mon PC les déformations dues au poids avec des profilés d’acier soudés, et rends encore un autre rapport. Mais à mon avis, la Raymondine n’a jamais été construite par la suite…
En fait, pour 450 euros/mois, l’objectif de mon « employeur » (pour ne pas dire exploiteur temporaire) était d’avoir, sans aucun engagement ni reconnaissance, un type comme moi qui faisait le boulot et la prospective d’un ingénieur + quelques basses besognes. Ambiance presse-agrumes garantie et annonciatrice du mouvement ultérieur de rébellion des stagiaires hautement qualifiés en France, mais c’est un autre sujet.
Ainsi, je fais mon taf et plus que mon taf, car sinon l’ennui me guette. Je zappe d’une activité à une autre, lorgnant sur le départ d’un technicien sur « le terrain » afin de choper son PC à la volée pour rentrer mes données à toute vitesse sur le réseau et le logiciel SAP… Le top, c’est quand l’un d’entre eux pose ses congés… Au moins, là je peux avancer : tapoter et hiérarchiser des références interminables de moteurs, compresseurs, réducteurs, vérins, vis, câbles, capteurs électriques par dizaines… Des Chiffres et des Lettres sans le générique ni Romejko !

Et les perspectives de carrière dans tout ça… Franchement, j’ai rapidement senti qu’il n’y avait aucune possibilité d’embauche, et de toute façon, le travail n’était pas stimulant sur le plan intellectuel.
Dans cette routine morose et teintée d'immobilisme, il faut se prendre en main. Aussi imaginez vous que j’ai la tête ailleurs : vous avez raison.

Entre 2 visites aux « gars » des fours, je vais me planquer au fond du bureau de la maintenance ; le portable posé sur une table à dessin antique tout en fer forgé, aussi immense que poussiéreuse, je m’évade dans « la problématique moteur ».
Je compile tout ce que j’ai pu lire et analyser depuis environ 4 ans. Tout y passe : histoire, carburant, utilisation, hybridation, enjeux actuels et futurs en liens avec des évolutions énergétiques et technologiques et je focalise aussi sur les failles techniques de l’architecture piston/bielle /manivelle. Défaut d’équilibrage, cylindrée très difficilement variable, calage variable couplé sur toutes les chambres, levée de soupape et écoulement peu favorables au remplissage en air frais, difficulté d’avoir un VCR simple pour optimiser la suralimentation... et pour moi, les 2 principaux défauts : compacité trop faible, loi cinématique du piston inadaptée, surtout au point mort haut. Une image pour résumer le bouillonnement d'idées et analyses...
Ensuite, il faut mettre de l’ordre dans tout ça, hiérarchiser, caractériser, synthétiser mais ne rien oublier… Cela a donné un cahier des charges avec 8 fonctions principales associées à des exigences très élevées, regroupées dans le cahier des charges, actuellement publié.
Pour résumer, le moteur devra être, par comparaison au moteur à pistons, 4 fois plus compact à puissance égale, avoir des paliers de puissances inférieurs à 25% de la puissance maxi, avoir le calage variable entièrement pilotable avec possibilité de fermeture ou ouverture permanentes, intégrer un VCR optionnel et flexible qui ne change pas l’architecture de base, et être parfaitement et intrinsèquement équilibré. Et surtout il ne devra faire intervenir que des éléments mécaniques déjà connus.
Voici la base de travail, et elle me paraît à l’époque trop ambitieuse pour être atteinte dans tous ses aspects. Mais c’est volontaire car il me faut voir grand, pour mettre à l’épreuve ce concept astroïdal encore balbutiant. Du challenge, de l’innovation et de l’audace quitte à flirter avec l’impossible, mais en avoir bien conscience : voilà mon état d’esprit de l’époque.
Si parfois j’ai la tête dans les hauteurs, j’ai aussi les pieds sur terre. Chaque soir, je rentre vers 17h. Je m’enfile un yaourt au sucre, et avant le repas du soir, j’entame systématiquement 1 à 2 h de révision de chimie. Incroyable : je bachotte comme un gamin de 20 ans alors que dans moins d’un mois, je serai un « ingénieur master », et que 6 mois avant, on me faisait des conférences et des jeux de rôle sur le management charismatique…

Car nous sommes en juin 2003 et ma décision est prise : je quitte l’industrie, mais pas l’ingénierie pour prendre toute latitude pour développer mes projets personnels et professionnels
Je vais donc passer les concours de l’enseignement et ferai de ma transdisciplinarité un atout pour transmettre mes connaissances à d’autres jeunes, tout comme auparavant, d’autres profs ont éveillé mon esprit sur tellement de choses.