Éthique. Haro sur le “capitalisme woke”Face à la vague d’entreprises qui revendiquent leur engagement pour le climat, contre le travail forcé ou pour l’égalité et la diversité, un nouveau front conservateur se dresse, qui voudrait que la politique reste en dehors des affaires.
Près d’un demi-siècle après que l’économiste Klaus Schwab a créé le Forum économique mondial de Davos, sa conviction que l’entreprise doit servir les intérêts de toutes les parties prenantes semble l’avoir emporté sur l’idée qu’une entreprise n’existe que pour enrichir ses actionnaires. Klaus Schwab se dit certain que “raison a été donnée” à sa vision du “capitalisme participatif” [stakeholder capitalism].
Il n’empêche que tout le monde à Davos [du 22 au 26 mai cette année] n’en était pas si sûr, même si les participants faisaient la navette entre les tables rondes où ils promettaient des baisses de CO2 et les cocktails organisés en soutien aux objectifs de développement durable de l’ONU.
De plus en plus, ils craignent que les grands principes du capitalisme participatif – et les investissements fondés sur des critères d’environnement, de société et de gouvernance (ESG) qui l’accompagnent – soient menacés par les populistes, les anticonformistes de la finance et certains militants qui n’ont pas le profil que se figurait Klaus Schwab.
Une remise en cause du discours dominantEn mai, lors d’une conférence organisée par le Financial Times à Londres, Stuart Kirk, directeur de l’investissement responsable de la filiale de gestion d’actifs de la banque HSBC, a dénigré le consensus selon lequel les investisseurs doivent encourager un capitalisme plus écoresponsable. Le dérèglement climatique, a-t-il dit, n’est tout simplement “pas un risque financier dont nous devons nous soucier”. Une déclaration à ce point opposée aux prises de position publiques de HSBC et d’autres banques que Stuart Kirk a immédiatement été mis à pied. Elle reflète cependant une volonté croissante de remettre en cause le discours dominant à Davos et dans d’autres bastions du nouveau capitalisme.
La critique de Stuart Kirk, qui s’attaque à un pilier de l’investissement dit “durable” – secteur qui pèse près de 3 000 milliards de dollars – n’est pas isolée. Elon Musk, capitaliste s’il en est, a récemment affirmé que les critères ESG étaient “une arnaque”, après que le constructeur de voitures électriques Tesla, qu’il dirige, a été exclu de l’indice boursier S&P 500 ESG [pour des affaires en cours de discrimination raciale notamment]. La note ESG dépend de la façon dont une entreprise se conforme à “l’agenda de gauche”, a-t-il affirmé sur Twitter.
Même certains anciens initiés du secteur ont rompu les rangs et qualifié les critères ESG de pur écoblanchiment. Tariq Fancy, ex-directeur de l’investissement durable de BlackRock, parle d’un “dangereux placebo”. Desiree Fixler, ancienne responsable de l’ESG pour DWS, une filiale de la Deutsche Bank, est convaincue que l’acronyme est aujourd’hui vide de sens.
Ce scepticisme pousse les décideurs à imposer des réglementations plus strictes. Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (l’autorité des marchés financiers) travaille sur des règles concernant les critères ESG appliqués aux produits d’investissement. Dans l’Union européenne, une “taxonomie de la finance durable” définit désormais ce qui peut être étiqueté “vert”.
L’autre personne qui a hanté Davos, c’est Ron DeSantis, le gouverneur républicain de Floride, en guerre contre Disney au sujet de la loi qui limite l’enseignement sur la sexualité et l’identité de genre dans les écoles primaires de l’État. La volonté de ce populiste d’affronter le PDG de Disney, Bob Chapek, fait frémir de nombreux patrons, notamment parce que Ron DeSantis n’est pas une exception au sein d’un parti qui reste le premier bénéficiaire des dons des entreprises aux États-Unis.
Le sénateur de Floride Marco Rubio a présenté une proposition de loi qui autoriserait les investisseurs à attaquer en justice les entreprises qui ne se focalisent pas sur la maximisation des profits des actionnaires ; l’ancien candidat républicain à la présidence Mitt Romney a signé une lettre affirmant que les critères ESG “politisent” les notations de [l’agence d’évaluation financière] Standard & Poor’s ; l’ancien vice-président des États-Unis Mike Pence a dénoncé des principes ESG, qu’il juge “pernicieux”.
Ces hommes politiques, alliés aux militants conservateurs qui collectent un nombre record de votes protestataires dans les assemblées générales [des sociétés], présentent le capitalisme participatif comme quelque chose de creux, hypocrite, voire néfaste, et l’ont renommé “capitalisme woke”.
Selon l’auteur et entrepreneur conservateur Vivek Ramaswamy, ce retour de bâton sanctionne l’interventionnisme excessif des élites. En mai, il a collecté près de 20 millions de dollars, notamment auprès de l’entrepreneur libertarien Peter Thiel, afin de lancer une société d’investissement anti-ESG qui placerait ses fonds dans le pétrole et le gaz, de plus en plus délaissés par les grands gestionnaires d’actifs. “J’y travaille depuis plus de deux ans et j’avais l’impression que les éléments étaient ligués contre moi”, dit-il. Mais aujourd’hui “le vent a tourné”.
Après la crise financière de 2008, les grands patrons étaient perçus comme “les grands méchants de la société américaine”, se souvient Vivek Ramaswamy. Leur volonté de se refaire une réputation a coïncidé avec le désir des jeunes d’insuffler plus de sens à leur travail. “Les entreprises se sont saisies de l’occasion pour enseigner à cette génération que, pour satisfaire ce désir, on va chez Ben & Jerry’s acheter un pot de glace accompagné d’une dose de moralité”, avance-t-il, en référence à la marque du groupe Unilever qui soutient le mouvement Black Lives Matter et dénonce les colonies israéliennes dans les territoires palestiniens.
Cette forme de militantisme, dit-il, présente un danger : à mesure que la voix de ces entreprises gagne en influence, “un petit groupe d’élites du monde des entreprises” se met à “décider ce qui est bien pour toute la société”. Le plus grand conflit culturel et politique de notre époque n’oppose pas la gauche et la droite, affirme Vivek Ramaswamy, mais “la classe des cadres dirigeants et le citoyen moderne. C’est la réincarnation de ce qui s’est passé en 1776 en Amérique.”
Au moment où des sondages attestent que les républicains perdent confiance dans les grandes entreprises, des militants de droite s’emploient à revenir sur bien des changements mis en œuvre au titre de l’ESG et du capitalisme des parties prenantes.
Au printemps, un groupe de pression conservateur [Judicial Watch] a persuadé un tribunal de Californie d’annuler deux lois de cet État qui auraient imposé des quotas en matière de diversité dans les conseils d’administration. Lors des assemblées générales, les PDG de Goldman Sachs et de Meta ont été critiqués par des groupes d’actionnaires conservateurs à propos de leurs dons caritatifs ou de mesures prises en faveur de la justice raciale. L’un de ces groupes, le Free Enterprise Project, dit vouloir sauver le milieu des affaires des “fondements socialistes du courant woke”.
Depuis plusieurs années, les dirigeants ont été poussés par leur personnel et leur clientèle (et des sondages montrant que les entreprises inspirent plus confiance que les gouvernements, les associations et les médias) à prendre position sur des sujets qu’ils auraient autrefois évités.
Il n’est toutefois pas simple d’analyser les conséquences de ce type de prises de position progressistes qui peuvent conduire à qualifier un capitaliste de “woke” , montrent des études universitaires récentes. “Mes travaux laissent à penser que les répercussions négatives sont supérieures aux effets positifs”, explique Vanessa Burbano, professeure à la Columbia Business School, où elle a étudié les réactions du personnel d’entreprises qui ont pris position en 2017 sur les lois dites “des toilettes”, censées dicter aux personnes transgenres les WC qu’elles devaient utiliser.
Les PDG qui se sont exprimés sur le sujet ont fait face à la démotivation des employés en désaccord avec eux, sans pour autant renforcer la motivation de ceux qui partageaient leur opinion. Intervenir sur les questions politiques clivantes est “plus risqué qu’il n’y paraît”, conclut-elle.
Certaines entreprises semblent déjà tenir compte de ces risques lorsqu’elles envisagent des déclarations politiques. Swarnodeep Homroy, professeur de finances à l’université de Groningue, aux Pays-Bas, a conclu qu’il était plus probable que des entreprises cessent de financer des personnalités du Parti républicain contestant la victoire de Joe Biden en 2020 si elles étaient implantées dans des États où l’électorat est particulièrement divisé. Elles avaient moins tendance à suspendre leurs dons si ce choix comportait des risques politiques, comme la perte de contrats avec le gouvernement.
Un paysage politique de plus en plus clivéÀ Davos, des PDG américains ont dit qu’ils voulaient encourager, au Congrès, les élus pragmatiques en quête de solutions, mais l’un d’eux s’est plaint en privé qu’il n’y ait “plus personne au centre” dans ce paysage politique de plus en plus clivé.
En raison de cette polarisation, davantage de patrons risquent de devenir des intermédiaires dans les batailles sociales qui passionnent leurs salariés, prédit Vanessa Burbano. Avec la possible remise en cause par la Cour suprême du droit à l’avortement [actée le 24 juin], la relance du débat sur les armes à feu après la tuerie dans une école d’Uvalde, au Texas, et la volonté des dirigeants politiques de motiver les électeurs à l’approche des élections de mi-mandat, en novembre, les tensions politiques devraient s’intensifier.
“Les salariés se rendent compte que leurs chefs doivent déterminer ce qu’ils doivent dire et ce qu’ils doivent faire, et qu’ils peuvent plus les influencer qu’il y a cinq ans”, ajoute Vanessa Burbano.
Paul Polman, ancien PDG d’Unilever, a dit un peu la même chose dans une publication récente sur LinkedIn :
“Beaucoup de gens ne croient plus les politiques capables de représenter leurs convictions et d’assurer leur avenir. Ils comptent plutôt sur le pouvoir des entreprises.”
Ce faisant, de plus en plus de patrons se retrouvent “coincés entre les salariés et les responsables politiques”. Paul Polman, qui ne doute aucunement que les chefs d’entreprise doivent se ranger du côté de leurs troupes, note que cette fois-ci les insultes des républicains sur leur “wokisme” ont un fond différent :
“Les couteaux sont sortis.”
Même s’ils se méfient des motivations de leurs détracteurs, plusieurs défenseurs de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises reconnaissent les limites des critères ESG, dont la portée est aussi ambitieuse que leur définition est ambiguë. “Critiquer l’application insuffisante ou incohérente de ces mesures est de bonne guerre”, écrivent Richard Samans, de l’Organisation internationale du travail, et Jane Nelson, de la Kennedy School of Government à Harvard, sur le site du Forum économique mondial.
Et Lynn Forester de Rothschild, dont la Coalition for Inclusive Capitalism rassemble des PDG soucieux des intérêts des autres parties prenantes à l’entreprise, déclare :
“Je crains vraiment que tout cela ne se résume à des paroles en l’air… Les critères ESG sont surtout devenus une case à cocher dans les portefeuilles d’actifs.”
De son côté, Swarnodeep Homroy a tendance à croire que les entreprises n’auront d’autre choix que de devenir plus écoresponsables, mais il pense aussi que le militantisme social qui pourrait les exposer à des coups touche à ses limites.
La plupart des participants à Davos sont persuadés qu’il y a de l’argent à gagner en défendant au moins le E de l’acronyme ESG – c’est-à-dire le volet environnemental. La nécessité de financer la transition vers des technologies moins polluantes augure ce que les consultants de McKinsey ont qualifié de “plus grande réaffectation de capitaux dans l’histoire humaine”. Certains sont aussi convaincus que leur nouveau positionnement social les aide à attirer et à garder les meilleurs employés.
Andrew Edgecliffe-Johnson (Financial Times)