Oui, on peut tout changer
Révolutionner le travail, ralentir la cadence, construire l'Europe sociale... C'est possible. Et c'est même urgent.
"Un autre monde est possible", clamaient les altermondialistes au tournant du XXIe siècle. Possible? Non, indispensable. La finance internationale, puis la plupart des économies du monde, jusqu'alors pourvoyeuses de richesses, se sont mises à tourner à l'envers. Destruction de valeur, dit-on dans le jargon. Mais la faillite n'est pas qu'humaine. La ruine menace également notre environnement. La récente crise financière a quelque peu relégué la lutte contre le réchauffement global au second plan. Mais si l'on veut bien s'y pencher, chaque rapport sur l'évolution du climat est plus alarmant que le précédent. Et avec ses émeutes de la faim, son début de crise pétrolière, ses dérèglements climatiques en chaîne, 2008 sera aussi l'année du premier choc écologique mondial.
Coïncidence de krachs multiples ou véritable tournant de civilisation? On pencherait plutôt pour la seconde proposition tant les défis posés par ces deux crises se répondent. Le fiasco actuel ne doit rien au hasard. Ce sont nos fondamentaux qui sont à revoir. Ainsi, nous croyons en la démocratie, mais notre modèle de développement et nos standards de vie étaient aussi régis par une logique de croissance continue. Or, s'il y avait bien un domaine où la démocratie ne s'appliquait plus, c'était la production de richesses. Au contraire, toute l'initiative revenait au marché. Ici, il décidait des innovations technologiques qui modèlent notre quotidien. Là, il orientait notre consommation. Toujours dans la perspective d'engranger les meilleurs profits. Jamais en fonction des coûts sociaux et environnementaux.
Moralité, la croissance a pris des allures de fuite en avant. Dans les pays riches, pour une fortune amassée, dix nouveaux pauvres. Pendant ce temps, le Sud étouffe et essuie en premier les dérèglements climatiques. Au bout du chemin, l'impasse. Car plus encore que le modèle capitaliste, grand consommateur de ressources, c'est la planète qui s'épuise. Si bien que les plus grandes catastrophes sociales auront, de plus en plus, une origine écologique.
Autre signe que ces crises prennent leur source dans le même mal: la similitude dans l'absence de réaction de la plupart des décideurs. Que ce soit face à la crise financière ou au réchauffement climatique, ce n'est que déni, minimisation, mauvaise volonté... Avant de crier à la catastrophe et de réclamer tantôt un nouveau Kyoto de la finance, tantôt un plan Marshall pour le climat.
L'espoir et la nécessité
Une évidence s'est imposée: le monde entier ne pourra plus vivre, produire, consommer à l'occidentale. On s'en doutait un peu, mais 2008 servira d'électrochoc. C'est avec la gueule de bois qu'il faudra se retrousser les manches. Et tout changer: remettre la finance au service de l'économie, l'économie au service de l'homme et, surtout, l'homme aux commandes de son destin. Heureusement, l'espoir s'est récemment porté au secours de la nécessité grâce à l'élection, attendue dans le monde entier, de Barack Obama. Grâce à lui, l'Amérique pourrait prendre enfin les commandes de l'offensive contre le réchauffement climatique. Ou contribuer à renverser les dogmes ultralibéraux qu'elle a elle-même établis. Mais l'Elu ne sera véritablement investi qu'en janvier prochain. Et qu'on ne se fasse pas d'illusions, il tâchera vraisemblablement de sauver l'Amérique avant la planète.
En attendant, nous nous proposons d'explorer dans ce dossier, avec votre concours (sur notre site), quelques pistes pour ce changement nécessaire. De l'économie à l'environnement, en passant par l'Europe sociale ou les rapports Nord-Sud. Non, tout espoir n'est pas perdu. Rappelez-vous Lionel Jospin. Fin 1999, le Premier ministre français de l'époque assistait impuissant aux manouvres de Michelin, qui annonçait une vague de licenciements et, dans le même temps, voyait caracoler le cours de son action en Bourse. Publiquement, le chef de gouvernement socialiste résumait alors la pensée d'alors: l'Etat - et donc la politique et les citoyens - ne peut pas tout faire. C'était il n'y a pas si longtemps. Et si c'était déjà une autre époque?
Moraliser et réguler la finance? Et pourquoi pas révolutionner l'économie!
La finance, paraît-il, vénère la performance. Performance? Mon culte! Récemment, le Financial Times estimait les salaires des grands dirigeants financiers US à 95 milliards $ sur trois ans. Les mêmes ont perdu 500 milliards $. En trois mois. Face aux rémunérations pharaoniques et autres parachutes dorés accordés au sommet des institutions financières, on comprend l'indignation du salarié moyen. Immoral? Pas seulement.
Prenons l'exemple d'un patron payé en actions de son entreprise (stock-options). Motivant pour le dirigeant? Certainement. Bénéfique pour l'entreprise? Pas sûr. Car ledit patron aura plutôt tendance à ouvrer pour faire monter le cours de ses actions que pour la pérennité de son affaire. En indexant leurs salaires sur la Bourse, le système a incité les capitaines d'industrie à se muer en mercenaires, plus enclins à servir d'abord les intérêts des actionnaires que l'entreprise elle-même. Déconnectés, on vous dit.
Ces excès sont aujourd'hui partout dénoncés. Il faudrait moraliser le marché. Mais encore... Pour beaucoup, l'avenir de la finance tient en un mot: contrôle! Parce que depuis trente ans, le système mondial n'obéissait plus qu'à ses propres lois. Tout le monde a beaucoup ri devant ces décideurs plaidant pour une autorégulation de la finance. Il est maintenant temps de passer aux choses sérieuses. Le marché, c'est comme le poulpe: pour l'attendrir, faut taper dessus. Et commencer par renvoyer chacun à son business d'origine, puis placer sous surveillance, enfin, les produits financiers mis en circulation. Les banques commerciales se contenteraient alors de collecter l'épargne et d'accorder les crédits, les banques d'affaires de faire des affaires et les dollars seraient bien gardés. C'est du reste exactement ce que l'on avait fait juste après la crise de 1929... Avant d'en oublier les leçons un demi-siècle plus tard.
Rendre le travail aux travailleurs
Moraliser et réguler, donc... Pour d'autres, c'est encore insuffisant. Plutôt qu'un freinage d'urgence, ils préconisent un véritable changement d'aiguillage. Dans L'Anticapitalisme démocratique, un livre à paraître en décembre, Olivier Hubert et Raphaël van Breugel explorent une nouvelle voie. Certes, sans régulation, le capitalisme tourne fou. "Mais réguler ne résout pas le problème. Très encadré dans les années 60, le capitalisme voyait ses profits se tarir progressivement. La question n'est donc pas tant celle de la régulation que du capitalisme lui-même et de ses échecs", avance Olivier Hubert.
Outre ces dysfonctionnements, les auteurs constatent que le système capitaliste est foncièrement injuste et antidémocratique. En effet, actionnaires et entreprises se paient sur le fruit du travail humain, "seul vrai facteur de richesse". Enfin, dans sa logique même, le capitalisme serait bientôt intenable. "La croissance, indispensable au capitalisme, se développe aujourd'hui au détriment des véritables besoins humains, mais aussi de la planète, qui voit ses ressources s'épuiser."
Comment sortir de la quadrature du cercle? Les conclusions d'Hubert et van Breugel sont pour le moins originales. Elles s'attaquent au cour même du fonctionnement de l'entreprise, là où le travailleur n'a plus son mot à dire, que ce soit sur son orientation ou la répartition des bénéfices. "Les actionnaires sont aujourd'hui maîtres de la redistribution - façon de parler - de la richesse. Nous prônons, nous, la disparition de l'actionnaire. Au profit d'une administration par les travailleurs eux-mêmes."
Une vraie révolution, justifiée tant moralement qu'économiquement. "Les actionnaires gagnent sur les deux tableaux. D'abord ils veulent une "liquidité" parfaite, et échanger leurs titres en Bourse quand ils le veulent. Mais ils revendiquent aussi un droit de regard sur l'entreprise. C'est totalement incompatible. Soit on s'investit à long terme et on renonce à une certaine liberté, soit on spécule, mais sans se mêler de gestion à long terme. Les errances du système sont là. Or, les tenants de la régulation ne s'y attaquent pas."
Dénonciation de l'exploitation de l'homme par l'homme, pouvoir aux travailleurs, L'Anticapitalisme démocratique vous aurait comme un air connu, autrefois chanté par un penseur barbu revenu à la mode. Mais Olivier Hubert se défend de toute velléité marxiste ou néocommuniste. "Nous considérons que l'initiative privée et la concurrence restent nécessaires. C'est juste que nous ne pensons pas que la régulation suffise. Et, très loin du soviétisme, nous soutenons que cette révolution doit s'opérer au sein du système démocratique, et même étendre ce système à la sphère économique et donc à l'entreprise." Un choix de civilisation, en somme: c'est à la politique et aux citoyens, et non à l'économie, que doit revenir la souveraineté sur les affaires du monde.
Julien Bosseler et Jean-Laurent Van Lint
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