Après les Etats-Unis, le ministre de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, Eric Besson, a décidé, vendredi 3 décembre, d'engager la bataille contre WikiLeaks, en étudiant les recours possibles contre l'hébergement en France du site qui a "violé" le secret diplomatique en publiant, depuis le 28 novembre, des centaines de documents confidentiels américains en collaboration avec Le Monde et d'autres grands titres de la presse mondiale. Le ministre de l'économie numérique a ainsi chargé, dans une lettre, le Conseil général de l'industrie, de l'énergie et des technologies (CGIET) de lui indiquer "dans les meilleurs délais possibles quelles actions peuvent être entreprises afin que ce site Internet ne soit plus hébergé en France". Dans la foulée, l'hébergeur OVH a annoncé, dans un message sur le forum de sa société, sa décision de "saisir le juge en référé afin qu'il se prononce sur la légalité ou pas de ce site sur le territoire français".
"Une situation inédite", ont estimé les avocats Anthony Bem et Etienne Papin, spécialisés en droit des nouvelles technologies, qui reviennent sur les moyens légaux dont pourraient disposer le ministre et les services de l'Etat pour faire interdire l'hébergement de WikiLeaks par la société roubaisienne OVH et d'autres hébergeurs sur le territoire français.
- La démarche entreprise par le ministre Eric Besson est-elle courante ?
Non, selon Me Etienne Papin, qui estime que "ce n'est pas tous les jours que le ministre s'interroge sur la légalité d'un site et saisit le CGIET". Selon l'avocat, la question se pose de savoir pourquoi le ministère demande "un conseil juridique" au CGIET, qui "a des fonctions uniquement consultatives et est chargé dans certains domaines technologiques de formuler des avis pour les pouvoirs publics". "Ce n'est pas totalement illogique", commente-t-il, bien que "curieux", dans la mesure où le CGIET réalise davantage des enquêtes de fond, sur la durée.
Circonspect sur l'issue de la démarche du ministre, Me Anthony Bem y voit toutefois des aspects politique et juridique positifs. "C'est positif de faire avancer le débat politique sur la question de la responsabilité sur Internet et de la responsabilité des sites, car il y a un grand contentieux et un défaut de règles légales, un vide juridique. Il faut organiser et fixer les procédures", estime-t-il.
- De quels moyens légaux dispose le ministre ?
"A minima, le ministre dispose des mêmes moyens que tout un chacun, particulier ou entreprise, qui, par la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) de 2004, permet de notifier à l'hébergeur le caractère illicite du contenu et demander le retrait", explique Me Papin. En l'absence de réaction de l'hébergeur, il est possible d'en faire la demande auprèsdu président du tribunal de grande instance.
"En tant que prestataire technique, OVH n'est pas responsable juridiquement du contenu des sites", précise Me Bem. Selon l'article 6 de la LCEN, le seul à traiter de la question de la responsabilité des sites, "il y a un distinguo entre hébergeur et éditeur pour dire si un site est responsable ou pas", explique Me Bem. "Dans la jurisprudence, l'éditeur est identifié comme l'auteur du contenu, alors que l'hébergeur est le prestataire technique. Ce sont deux notions très importantes : l'éditeur est responsable automatiquement de plein droit et l'hebergeur a, lui, une responsabilité atténuée : il ne devient responsable qu'après avoir reçu notification de retrait qu'en bonne et due forme", précise-t-il.La notification doit comporter des indications très précises, telles que l'URL des pages litigieuses, la nature des propos litigieux, le nom de la victime et le fondement légal.
"Ce n'est qu'après avoir reçu notification de retirer un contenu et n'avoir rien fait dans les quarante-huit heures que l'hébergeur est tenu responsable", conclut Me Bem."Quasi quotidiennement, des hébergeurs reçoivent des notifications. Généralement, ils ne se posent pas de questions et assurent le retrait pour ne courir aucun risque", note Me Papin.
- Pensez-vous qu'une action puisse être engagée contre le site WikiLeaks sur la base des qualifications avancées par Eric Besson dans sa lettre au CGIET ?
"A ma connaissance, la violation du secret en France concernant un étranger ou un autre Etat ne constitue pas une infraction pénale", estime Me Bem.Par ailleurs, "la qualification de 'site Internet criminel' n'existe pas en tant que telle, seul un contenu pourrait revêtir une telle qualification pénale susceptible d'entraîner des infractions pénales", ajoute-t-il, en précisant qu'une action en justice par une personne privée ou morale est nécessaire au préalable.
Le droit reconnaît tout de même "toute une gamme de contenus illicites : atteinte du droit d'auteur, à la vie privée, diffamation, violation du secret...", note Me Papin. Toutefois, pour juger du caractère illicite des contenus trouvés sur WikiLeaks ou de l'existence d'une infraction pénale au sens du droit pénal français, il faudrait analyser l'intégralité du contenu. En règle générale, note-t-il, "il n'est pas difficile de trouver une infraction pénale comme la mise en danger de la vie d'autrui".
- La décision de l'hébergeur OVH de "saisir le juge en référé afin qu'il se prononce sur la légalité ou pas de ce site sur le territoire français" est-elle habituelle ?
"La situation est assez exceptionnelle", commente Me Papin, car si l'on trouve de "nombreuses jurisprudences qui ont considéré que l'hébergeur ne devait pas attendre la décision du juge quand il a été notifié", dans ce cas-ci, OVH n'a pas encore fait l'objet d'une notification d'une personne se plaignant du contenu du site. Or, ainsi que le souligne Me Bem, "il ne peut y avoir de décision de justice que si une personne publique ou privée assigne OVH en référé", cette procédure étant contradictoire.
"Il y a donc un risque que le juge n'accepte pas cette procédure en référé, mais il existe des précédents où l'on sort un peu des sentiers battus", selon Me Papin, qui estime que "la démarche d'OVH a du sens, est compréhensible et tout à fait logique". Si le juge accepte la demande de référé, "il va se poser la question de l'illicité manifeste du contenu contre celle de la liberté d'expression en son âme et conscience". Toutefois, nuance-t-il, "ce n'est pas comme cela que la LCEN a été conçue".
"C'est un des problèmes du droit Internet : on est en train de faire de la cuisine sans les instruments", commente Me Bem. "OVH a peut-être créé un nouveau type de requête consistant à demander à être fixé juridiquement sur sa situation et ses obligations", ajoute-t-il, y voyant un précédent. "Les sites sont plutôt dans un rôle, en général, où ils jouent la politique de l'autruche : ils n'ont pas la démarche de questionner la légalité de leurs activités, leur responsabilité commerciale." Pour l'avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies, c'est "une démarche intelligente et prudente car ils ont conscience qu'il peut y avoir un risque et souhaitent une réponse judiciaire car il n'y a rien dans le code, ni sur la procédure ni sur le fond".
- Une interdiction d'hébergement du site WikiLeaks à l'encontre d'OVH s'appliquerait-elle à tous les hébergeurs en France ?
"La décision d'hébergement ne s'appliquerait pas à tous les hébergeurs en France car les hébergeurs n'ont pas une obligation générale de surveillance du contenu qu'ils hébergent", affirme Me Papin, qui nuance toutefois pour deux exceptions introduites dans la LCEN que sont la lutte contre les activités illégales de jeu d'argent et la lutte contre la pédo-pornographie. "Dans ces cas-là, les serveurs ont l'obligation de vérifier sur leurs serveurs qu'il n'y a pas de contenus illégaux."
En ce qui concerne le site WikiLeaks, "il est clair que les hébergeurs ont tout intérêt, pour éviter des problèmes et des pertes de temps, à ne pas héberger les pages, à moins de se faire le fer de lance de la liberté d'expression", estime Me Papin. En soi, l'interdiction d'hébergement par OVH ne s'appliquerait qu'à cet hébergeur et pourrait inciter le site "à simplement changer d'hébergeur", souligne Me Bem.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu