Tribune

« Une justice faible envers les barbares est une justice barbare envers les faibles »

TRIBUNE. Avant de réinsérer les coupables, la justice doit réparer et protéger les victimes. Sans quoi la République sera remplacée par un régime plus brutal.

Par Ruben Rabinovitch*

 « Le Triomphe de la République », les yeux bandés, place de la République, le 28 novembre 2020.
 « Le Triomphe de la République », les yeux bandés, place de la République, le 28 novembre 2020. © JOEL SAGET / AFP

Temps de lecture : 4 min

Le cabinet d'un analyste accueille toute l'humaine condition. Dans le fauteuil qui fait face au mien peut s'asseoir, dans la même journée, un être qui a commis un crime comme un être qui en a été victime, le proche d'un criminel comme celui d'une victime.

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J'ai un jour reçu une patiente qui, lors de notre première rencontre, s'était présentée ainsi : « Je n'ai pas la haine. Je suis la haine. » 

Sa petite sœur, pour avoir demandé à deux adolescents de bien vouloir faire la queue comme tout le monde au supermarché, avait été rouée de coups jusqu'à perdre connaissance, faire une hémorragie crânienne et rester plusieurs jours dans le coma. Les deux adolescents étaient repartis débonnaires, ricanants et triomphants de ne pas s'être laissé manquer de respect par une femme. Ils avaient par la suite été arrêtés et inculpés pour coups et blessures. La différence entre coups et blessures et homicide n'avait pourtant été fonction que de la compétence des médecins.

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« Je suis la haine »

Quand le procès se tint, la sœur, encore défigurée, vint raconter ce qui lui était arrivé. Au cours de l'audition, les deux adolescents retrouvèrent leurs ricanements et lui lancèrent en plein tribunal : « T'avais déjà une sale gueule de toute façon. » Chacun ressortit du tribunal comme il y était entré. Sans odorat, sans goût, le visage déformé et incapable de sortir de chez elle pour la petite sœur. Libres, pour les deux adolescents.

À LIRE AUSSI Les nouveaux repentis du wokismeLe verdict n'avait pas été moins destructeur que les coups. Quelle différence pour la petite sœur comme pour sa famille que ces deux criminels aient été mineurs ou majeurs, primo-délinquants ou multirécidivistes ? « Je n'ai pas la haine. Je suis la haine. » Ne pas être consumé par la haine après un tel verdict aurait été l'indice d'une profonde et préoccupante tendance à l'autopunition. Dans certains cas, la haine peut être un signe de santé psychique, et l'indulgence celui d'une pathologie lourde. Dans certains cas, les pardonneurs ne pardonnent que dans la lâche illusion qu'ils n'auront ainsi plus à devoir se protéger de leur agresseur. Dans d'autres, ils le font par pur et simple dolorisme.

Colère

Le premier mot de l'Iliade est celui de colère. La colère et la vengeance dégénérèrent et engendrèrent la guerre de Troie. Alors que l'on pouvait librement laisser exploser sa colère dans la Grèce antique, les monothéismes lui imposèrent une borne et une butée. La Loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent », encadre la colère de la victime et le châtiment du coupable. La punition ne peut plus excéder la faute.

En dernière instance, le soin est laissé à Dieu de régler les comptes le jour du Jugement dernier. La colère est désormais reportée et transférée. La notion moderne de laïcité n'est pas, comme on le dit trop souvent, la séparation de l'Église et de l'État, mais celle du spirituel et du temporel. Aux hommes, le soin de rendre l'organisation sociale vivable ; à Dieu, s'il existe, celui de trancher en dernier recours entre pardon et damnation.

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Mais malheur à la génération dont la justice mérite d'être jugée. Dans Michael Kohlhaas, le bref roman que Kleist fit paraître en 1810, un marchand de chevaux s'insurge contre un préjudice qui lui a été fait et qu'une justice injuste ne lui a pas reconnu. Il décide en conséquence de se faire justice lui-même. Fiat justitia, et pereat mundus, telle est désormais sa devise. Que la justice s'accomplisse, le monde dût-il en périr.

Ceux qui prennent les êtres cruels en pitié traitent avec cruauté ceux qui méritent la compassion. Une justice faible envers les barbares est une justice barbare envers les faibles. Une justice seulement inspirée par la pitié envers les coupables est une justice qui porte préjudice aux victimes. La justice ne peut être une justice de la réinsertion des coupables qu'après avoir été une justice de la réparation et de la protection des victimes.

À LIRE AUSSI Wokisme : « Nul ne peut se prévaloir de souffrances qu'il n'a pas subies »La responsabilité est l'âge adulte de l'homme, envers soi-même comme envers les autres. Qu'une justice soit injuste envers les victimes est une chose grave, mais qu'une société tolère une justice injuste envers les victimes est une chose plus grave encore. Cela nous renseigne sur son cœur indifférent et hébété devant la souffrance des siens. Une société qui intègre le crime au cours ordinaire du monde n'est pas une société charitable, mais une société malade. Car il est des charités qui vont jusqu'à baiser les pieds des bourreaux.

Masochisme moral

La République a été l'âge adulte des régimes politiques. Elle ne l'est plus. Une société se soutient de ce dont elle s'empêche et de ce dont elle se défend. Continuer à vivre en République n'est pas une rente : cela exige de la société qu'elle prenne la mesure de l'éboulement psychique de l'État et de ses institutions, qu'elle parvienne à se déprendre du masochisme moral qui est devenu le sien et qu'elle repense une nouvelle éthique républicaine. 

À Découvrir Le Kangourou du jour Répondre Si la société ne fait pas cet effort, la République sera remplacée par un régime politique plus fort mais aussi plus brutal, plus protecteur mais aussi plus autoritaire. Car quand un peuple vit dans la peur, dans le ressentiment et dans la haine, il se jette, l'Histoire nous l'a appris, au bas du premier tyran venu. 

*Ruben Rabinovitch est psychologue et psychanalyste, expert auprès de la fondation Jean Jaurès. 

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Commentaires (55)

  • serdav

    Cet exemple est la raison de toute cette chienlit lors des manifestations qui dégénèrent en saccage de bien publique et ...de commerce c'est là que le problème de notre justice devient flagrant elle n'est plus dans la protection du citoyen honnête, il faut changer l'école de la magistrature pour en premier protéger l'agressé ainsi que punir et rééduquer l'agresseur.

  • Noetique

    Lorsque la magnanimité et la mansuétude se mettent à devenir un laxisme patent sous la pression des idéologies gauchiste...s et wokistes.

  • Xuf

    On pourrait peut-être commencer par 2 mesures : levée l’anonymat des juges, comme aux UK et US, « Justice X ruled…....  », et mettre un terme à la syndicalisation des juges.