Stanley Milgram L'électrochoc (1933-1984)

L’expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité a été contestée, discutée, prolongée. Cinquante ans après, elle pose un problème éthique très actuel : comment armer les gens contre une obéissance excessive ?

En octobre 2013 a été célébré le cinquantenaire de l’une des expériences les plus connues dans le domaine des sciences humaines : celle par laquelle le chercheur américain en psychologie sociale Stanley Milgram a montré que 65 % d’hommes ordinaires sont capables d’infliger une série de chocs douloureux, voire dangereux, à un inconnu, simplement parce qu’on leur en a donné l’ordre. Qu’est-ce qui explique que ses expériences sur la soumission à l’autorité non seulement soient si célèbres, mais continuent à susciter autant de discussions scientifiques et ce, de plus en plus ?

La première raison, c’est que la question qu’elles posent – « Pourquoi obéit-on à l’autorité ? » – continue à se poser. À propos de soumission politique – l’Holocauste avait motivé Milgram – mais aussi à propos d’événements de la vie quotidienne : ouvriers et employés qui, sur ordre, fabriquent des produits qu’ils savent dangereux, ou truquent des comptes rendus. Si l’on comprend pourquoi ils ont obéi, on aura peut-être des pistes pour répondre à la question pratique : comment susciter la désobéissance à des ordres illégaux et malfaisants ?

Or si Milgram lui-même a moins étudié la désobéissance que l’obéissance – on le lui a reproché –, il a laissé, dans ses archives à l’université de Yale, un matériau riche : l’enregistrement des échanges entre les sujets de ses expériences et l’expérimentateur, ainsi que les réflexions personnelles. Cela a permis à de nombreux chercheurs de voir sous un nouvel angle des expériences qu’ils pensaient connaître par cœur.

En résumé, s’intéresser aujourd’hui à Milgram, ce n’est pas seulement retracer la vie et la carrière d’un chercheur célèbre, mais c’est analyser l’impact passé, présent et futur de son œuvre  1.

publicité

Enfance et jeunesse de Milgram

Stanley Milgram est né à New York en 1933, de parents qui étaient tous deux des Juifs immigrés d’Europe centrale, lui de Hongrie, elle de Roumanie. Son père était boulanger ; Stanley avait une sœur aînée et un frère cadet dont il restera très proche toute sa vie. La famille habite le Bronx, un quartier animé, peuplé en majorité d’immigrés d’Europe centrale.

Dès son entrée à l’école, Stanley se fait remarquer pour sa vive intelligence (son QI sera évalué à 158…). Il y fait de brillantes études et entre au Queen’s College, où il choisit la science politique comme spécialité dominante, mais suit aussi des cours de littérature, de musique, d’art.

En 1953, après sa sortie du collège, il s’embarque pour un long voyage en Europe, notamment en France, où il passe plus d’un an et en apprend la langue (il parlait le français sans accent). Son amour pour la France, et pour Paris en particulier, durera toute sa vie.

Pendant son absence, son père meurt d’une crise cardiaque. Stanley est très affecté : il aimait et admirait son père, et il se dit dès lors que lui-même mourra jeune et devra songer à protéger sa famille. Heureusement, il n’est pas obligé de renoncer à ses études : sa mère a trouvé du travail, et lui-même a obtenu une bourse. Mais pour étudier quoi ? La science politique ? Non : il a été déçu par ce qu’il en a vu, trop philosophique et pas assez scientifique. On lui parle du département des sciences humaines de Harvard. Il se fait envoyer le programme des cours, et il est séduit par celui de psychologie sociale.

Il s’inscrit mais sa candidature est rejetée : son cursus en premier cycle ne comporte pas une seule unité de psychologie. Il écrit à Gordon Allport 2, qui préside au recrutement des étudiants de troisième cycle. Ce dernier lui conseille de combler ses lacunes, puis de reposer sa candidature. Ce que fait Milgram : cet été-là, il suit six cours – cinq en psychologie, un en sociologie – dans trois universités différentes ! Il réussit tout, se réinscrit, et est admis… mais sur un strapontin : comme un étudiant « à statut spécial », invité à rattraper son retard au plus vite. Ce qu’il fera : à la rentrée 1956, tout ce qu’il a appris est validé, et il devient un étudiant « normal ».

Quant à son sujet de thèse, Milgram n’a pas à chercher très loin. Pour gagner sa vie, il est devenu assistant de l’un des professeurs, Solomon Asch, célèbre pour ses expériences sur le conformisme. Milgram se donne le même sujet d’étude, mais sous un autre angle : celui d’une comparaison entre deux pays, les États-Unis et la Norvège. Il prépare son protocole : il fait écouter deux sons à des sujets, puis il demande à chacun lequel de ces sons est le plus long – mais après leur avoir fait entendre les réponses de cinq autres « sujets » (en fait, des comparses), qui donnent tous la mauvaise réponse. 62 % des sujets se rallient à cette mauvaise réponse.