Récit. “Journée cauchemardesque” : avec les Libanais qui fuient les frappes israéliennes
L’intensification des frappes israéliennes, lundi 23 septembre, sur les positions du Hezbollah dans le sud et l’est du pays du Cèdre a poussé des milliers de Libanais à fuir leur domicile. Parti à leur rencontre, le quotidien “L’Orient-Le Jour” dresse le portrait d’une population terrifiée par l’ampleur sans précédent des bombardements.
(Libanais fuyant les bombardements israéliens le 24/09/2024)
L’ombre plane depuis bientôt un an. Elle recouvre le Sud et hante ses villages. Elle en étouffe certains au point de les faire disparaître. Puis d’un coup, un beau matin, elle dévore tout un pays.
Les Libanais ont vécu l’une des journées les plus sanglantes de leur histoire contemporaine. La guerre était là depuis des mois. Mais elle était limitée, silencieuse et semblait parfois si loin. Lundi [23 septembre], elle a débarqué avec fureur et sans la moindre retenue. En quelques heures, le conflit d’attrition entre Israël et le Hezbollah a basculé dans la guerre ouverte. Et en une seule journée, au moins 492 personnes ont été tuées et plus de 1 645 blessées [le dernier bilan fait état de 500 morts et plus de 1 600 blessés], selon le ministère de la Santé. Même pendant la guerre de 2006 [le dernier conflit ouvert entre Israël et le Hezbollah], jamais autant de morts n’avaient été recensés en si peu de temps. En vingt-quatre heures, tous les verrous ont sauté, plongeant tout le pays dans un cauchemar.
À 8 heures du matin, après une première salve de frappes israéliennes désormais “habituelles” sur les localités frontalières de Kfar Kila, Aïtaroun, Aïta El-Chaab ou Maroun El-Ras, une prise de parole inédite fait craindre le pire. “Nous conseillons aux civils des villages libanais situés à l’intérieur ou à proximité de bâtiments et de zones utilisés par le Hezbollah à des fins militaires, tels que ceux utilisés pour stocker des armes, de se mettre immédiatement à l’abri pour leur propre sécurité”, déclare le porte-parole [de l’armée israélienne], Daniel Hagari. S’ensuivent des SMS invitant les habitants du Sud à “s’éloigner jusqu’à nouvel ordre des villages dans lesquels se trouvent des bâtiments où sont stockées des armes du Hezbollah”.
Fuir ou, au moins, essayer
Amin Kriek fait partie des 80 000 citoyens libanais ayant reçu des appels présumés d’Israéliens à évacuer leurs habitations. Pas de quoi intimider celui qui voyait depuis plusieurs jours les bombes israéliennes pleuvoir depuis le jardin de sa maison à Arzoun, sur les rives du Litani. “Nous avons tous reçu ce message, mais nous n’avons pas l’intention de bouger d’ici”, dit-il, avant d’envoyer une vidéo par messagerie WhatsApp d’une nouvelle frappe visant le champ d’oliviers en face de chez lui. Mais très vite, les bombardements s’intensifient. Les témoignages provenant des habitants du Sud sont unanimes : jamais ils n’ont vu un tel déluge de feu. Ni durant ces douze derniers mois ni même pendant la guerre de 2006.
À 10 h 30, l’armée israélienne annonce déjà avoir frappé “plus de 150 cibles” au Liban. Très vite, le ministère de la Santé demande aux hôpitaux du Sud, de Nabatiyé et de Baalbek-Hermel de suspendre toutes les opérations chirurgicales non urgentes pour traiter les blessés résultant de “l’escalade continue de l’agression israélienne contre le Liban”, dont le nombre ne cesse d’augmenter.
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Même les plus aguerris vont devoir se résoudre à fuir, ou du moins essayer. “Il y a des frappes de partout. La région entière est en train de s’enflammer”, dit Amin une heure plus tard, désormais paniqué. Il décide finalement de rester seul, mais toute sa famille s’enfuit, ainsi que celle de son frère. “Leur maison a été endommagée par une frappe, alors ils sont partis au plus vite pour Beyrouth. Je suis en train de chercher un moyen d’accueillir les deux familles ici”, raconte son neveu, Ali Wehbé, qui y réside.
La plupart de ceux qui quittent tout n’ont nulle part où aller. Mais avant même de penser à un point de chute, il faut prendre son mal en patience, dans les embouteillages monstres qui longent la côte jusqu’à la capitale. “Autour de nous, on voit, on sent et on entend tout : le bruit des ambulances, les maisons en feu”, décrit Ada, qui a quitté Mazraat Kfar Jouz, à côté de Nabatiyé. “J’ai l’impression d’être dans un film. Je n’ai plus de sentiments, je ne me sens même plus humaine”, lâche-t-elle.
“Pas de cible militaire”Sur la route, de nombreux automobilistes, paralysés, filment des frappes atterrissant juste à côté de la langue d’asphalte, sans nulle part où pouvoir s’abriter. Wedyan Joumaa, elle, était à Ghaziyé quand les frappes ont commencé à pleuvoir. “C’était une journée cauchemardesque. Environ neuf frappes se sont abattues dans des lieux publics où il n’y avait pas de cible militaire”, assure cette employée de l’ONG Amel, qui offre un soutien aux populations – locales ou étrangères – parmi les plus nécessiteuses.
Avec son mari et leurs enfants, elle a fui la ville mais ne sait pas encore où ils vont passer la nuit. Parmi les milliers de déplacés bloqués sur les routes embouteillées, beaucoup ont déjà dû fuir leurs villages frontaliers, ciblés depuis près d’un an par les frappes israéliennes. Les proches de Hassan Charafeddine, déplacés comme lui du village frontalier de Taybé, s’étaient installés à Toul, dans la province de Nabatiyé, où ils attendaient amèrement le jour où ils pourraient rentrer chez eux. Ils sont désormais de nouveau sur les routes.
Ali Fadel Rida, déplacé d’Aïta El-Chaab ayant trouvé refuge à Tyr il y a près d’un an, est démuni : “Il y a eu plusieurs frappes non loin de chez nous du côté de Bourj El-Chemali, et les enfants ont vraiment peur. Mais nous ne savons plus où aller. Nous n’avons personne pour nous accueillir et la situation économique nous empêche d’envisager de louer un appartement comme nous l’avions fait en 2006”, déplore-t-il.
Solidarité
Malak, elle, ne peut pas quitter Bayssarié. Elle ne connaît personne susceptible de l’accueillir à Beyrouth ou ailleurs. “Les Israéliens ont demandé aux gens de quitter les zones du Hezbollah, mais pour aller où ? Tout est susceptible d’être bombardé.”
“Il y a des martyrs partout. Je n’arrête pas d’entendre qu’untel est mort ou qu’un autre est à l’hôpital.”Elle n’ose pas non plus demander de l’aide à des personnes d’autres communautés religieuses que la sienne. “Peut-être qu’ils ne voudraient pas de nous, par crainte d’être visés”, lâche-t-elle.
Un scrupule superflu pour Ali Jalal Ali, un commerçant qui n’a pas hésité une seconde à ouvrir gracieusement les appartements de ses deux immeubles, à Daraya, dans le Chouf. “Parce que je m’appelle Ali Ali, que je suis sunnite, que je vis dans un environnement druze et que je me mets à la place de mes frères chiites”, lâche-t-il, avant d’assurer n’appartenir à “aucun parti”.
Depuis la matinée, il a reçu plus de 4 000 appels sur son numéro, qui circulait sur des groupes d’entraide aux déplacés, mais “n’a pu accueillir qu’une quarantaine de familles”, soit plus de 200 personnes. Aïda, une mère de famille à côté de lui, venant de Kafra, ne sait pas comment le remercier. “Il nous a dit : ma maison est votre maison. Sans lui, on serait dehors ce soir”, dit-elle. Alors que certains n’hésitent pas à louer au prix fort des abris de fortune, le commerçant assure “ne pas leur avoir fait payer une livre [libanaise]”.
Pour les familles n’ayant pas trouvé d’hôtes solidaires, certains établissements scolaires ont été transformés en centres d’accueil d’urgence. Depuis l’un d’eux, situé dans le quartier beyrouthin de Ras El-Nabeh, Nabil* se dit soulagé. “Nous avons fui Maaroub, où les frappes ont commencé à se rapprocher vers 10 heures”, dit cet habitant du village, situé dans les hauteurs de Tyr. “Les frappes étaient tout autour de nous. Nous sommes restés coincés pendant une heure à Saïda mais, Dieu merci, nous sommes arrivés à Beyrouth”, dit-il, avant de s’enquérir : “J’espère que c’est plus sûr ici.”
“Partez immédiatement”Ahmad, lui, n’y croit pas. Pour ce père de deux enfants, pas question de passer la nuit dans la banlieue sud de Beyrouth. Il faut dire que la Dahyé n’a pas été épargnée au fil d’une semaine particulièrement mortifère. Après la double attaque aux appareils de communication contre le Hezbollah [mardi 17 et mercredi 18 septembre] ayant fait près de 40 morts et pas loin de 3 000 blessés, l’armée israélienne y a rasé vendredi 20 septembre un immeuble de neuf étages, faisant au moins 55 morts [dont Ibrahim Akil, le chef de la force Al-Radwan, une unité d’élite du Hezbollah]. Ce matin encore, les secouristes continuaient de déblayer les gravats dans l’espoir de trouver les quatre personnes encore portées disparues.
En milieu d’après-midi, le quinquagénaire raconte que “tout est fermé. Il n’y a personne dans les rues. On dirait qu’on est en état de siège.” Craignant que la “nuit soit rude”, sa famille est partie la passer à Kayfoun, à trente minutes de là.
Avant même le crépuscule, l’armée israélienne lui donne raison, annonçant peu avant 19 heures avoir effectué une frappe “de précision” ayant ciblé Ali Karaki, commandant du front sud du Hezbollah, dans la banlieue sud de Beyrouth. À Bir El-Abed, des membres du Hezbollah sont allés de maison en maison pour appeler les habitants à évacuer immédiatement leurs habitations. “Un membre du Hezbollah, âgé d’à peine 20 ans, a frappé à ma porte et m’a dit : ‘Partez immédiatement’”, témoigne Salwa Jawad.
Emmanuel Haddad et Caroline Hayek avec Lyana Alameddine