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La « neutralité » carbone, drôle de bonne idée ou belle escroquerie ?
De tous temps, le péché a donné un poil mauvaise conscience à la grande majorité des bipèdes à cervelle que nous sommes, même quand nous nous y vautrons avec délices. Pour la grande masse des individus en porte à faux avec la morale du moment, il y a toujours la petite voix de la conscience qui rappelle que « c’est pas bien ce que vous faites », et qu’il va falloir voir à se racheter à une prochaine occasion.
A moins d’être sourd et aveugle, tout un chacun comprend que la morale du 21è siècle encensera de moins en moins le fait de consommer de l’énergie à tour de bras en se souciant comme d’une guigne des conséquences possibles. Comme nous ne sommes pas à une contradiction près, ce souci croissant de nos rejets ne nous empêche pas de continuer à considérer, dans le même temps, comme socialement désirable et économiquement souhaitable de consommer de plus en plus, et que même notre président a dit que c’était un objectif dans ses vœux aux Français. Avec ou sans président, du reste, le statut se mesure toujours à la taille du logement, à celle du moyen de transport, voire à la distance parcourue entre le domicile et le lieu de vacances : aller loin (aux Tropiques, en Patagonie, etc) c’est quand même plus chic pour épater les cop(a)in(e)s de bureau que d’aller dans le Morvan !
Mais si la morale – se comporter en écolo – et le statut – qui suppose d’avoir toujours plus – deviennent antagonistes, comment gérer cela ? Très simple : on ne change rien chez soi, et on demande aux autres d’être écolo à sa place en leur donnant un petit quelque chose. C’est bête comme chou, il suffisait d’y penser, non ? Cette trouvaille géniale s’appelle…. la « compensation » : à chaque fois que j’émets directement ou indirectement des gaz à effet de serre, par exemple en allumant une chaudière, montant dans une voiture ou un avion, ou même en achetant un téléphone portable (car on émet aussi – indirectement – en achetant un téléphone ou en allant au restaurant !), je paye quelqu’un pour « désémettre » à ma place. Quand la « compensation » porte sur l’ensemble des émissions rattachées à un individu, une entreprise, un produit, etc, on utilise alors le terme de « neutralité » : sur le papier, la totalité des émissions prises en compte sont « annulées » par une réduction effectuée ailleurs. Je consomme, et tu dépollues à ma place sans avoir consommé, telle est la logique de ce miracle.
J’exagère ? Un peu, allez, parce que ce raisonnement suit une logique de type « vases communicants » qui est aussi employé dans le cadre du protocole de Kyoto, pour les « mécanismes de développement propre », et qui n’est pas si stupide que cela vu d’en haut. Le raisonnement proposé est le suivant :
on prend en considération la somme des émissions de l’entité qui « compense » et d’une autre entité, « ailleurs », que l’on va aider à réduire ses émissions (sur le papier, en fait on va voir plus bas que cette vision est souvent discutable).
(...)
C’est quoi le problème, alors ?
Cette « compensation » (ou « neutralité » quand elle concerne la totalité des émissions de l’entité qui paye), telle qu’elle est exposée ci-dessus, semble le bon sens même : si réduire ailleurs s’avère plus facile à faire que réduire chez soi, pour un prix inférieur et pas de changement des habitudes, on aurait bien tort de s’en priver. En effet, en matière de gaz à effet de serre, toute réduction ici est équivalente à une réduction ailleurs, à cause de la très longue durée de résidence dans l’atmosphère de ces gaz. Et de fait, si le bon fonctionnement de ce mécanisme de « compensation » était garanti dans tous les cas de figure, sans limite sur le volume d’émissions concernées, sans effet de report non pris en compte, et sans simple différé dans le temps des émissions concernées, cela serait parfait. Sauf que… quand on passe de la théorie à la pratique, il apparaît qu’il est tout sauf simple de garantir la réponse aux quelques petites questions suivantes :
Où est la garantie qu’il n’y a pas d’effet de report, qui viendrait annuler le résultat ? Un effet de report survient quand ce qui n’est plus émis ici va être émis « ailleurs », mais n’est pas pris en compte dans le calcul parce que le périmètre est trop étroit.
Les émissions évitées le sont-elles en même temps que les émissions de l’entité qui compense ? En d’autres termes, l’entité qui paye pour « compenser » achète une réduction qui survient au moment où elle paye, ou qui surviendra « plus tard » ? Si elle survient plus tard, comment être sûr qu’elle arrivera bien ?
Dans tous les cas de figure, qui vérifie la réalité des émissions évitées, et comment garantir que cette vérification a de la valeur ?
Comment vérifier que la « compensation » a bien un effet d’entraînement, en préparant l’entité qui paye à réduire ses émissions propres, et non un effet anesthésiant, en lui donnant l’illusion que le problème est sous contrôle et qu’il ne sera pas nécessaire de faire le moindre investissement lourd, alors qu’en fait ces derniers sont indispensables ?
Cette « compensation » est-elle ouverte à tous, ou les premiers à s’en servir « piquent la place » et il n’y a pas de démultiplication possible ?
La « compensation » est-elle aussi une bonne réponse à l’inéluctable diminution de l’approvisionnement en pétrole, gaz et charbon qui se produira au cours du 21è siècle ?
Emissions évitées ou émissions transférées ?
Emissions évitées ou émissions transférées ?
La première faiblesse possible du mécanisme va venir du choix du périmètre de calcul, qui peut fortement conditionner le résultat. En effet, dans la vraie vie, ce qui se passe ici est rarement complètement indépendant de ce qui se passe là, de telle sorte que le seul périmètre de calcul qui garantisse que l’on ne va pas passer à côté d’un phénomène de report (ce qui n’est plus consommé ici va être consommé là) est… la planète entière. Dit autrement, pour être rigoureux, il faudrait comparer les émissions de la planète entière si l’argent de la « compensation » existe, avec les émissions si cet argent n’existe pas. C’est bien évidemment impossible de procéder de la sorte pour au moins deux raisons :
l’histoire ne s’écrit qu’une fois : « ce qui se serait passé si » ne peut être observé, mais simplement proposé,
le système est bien trop complexe pour avoir une visibilité directe sur l’ensemble des flux, et la limitation à un sous-ensemble de la planète est indispensable.
Avec certains projets, en particulier ceux qui portent sur des gaz hors CO2, cette réduction est assez largement argumentable : si l’argent de la « compensation » sert à financer le captage de méthane d’une décharge, par exemple, et si cet argent était réellement introuvable dans le pays concerné, on peut accepter l’idée que ce qui a été payé a un effet réel sur la baisse des émissions : les émissions qui n’ont plus lieu dans la décharge vont rarement réapparaître ailleurs. Mais… ce genre de projet (les décharges) est une infime partie de ce qui est financé avec l’argent de la « compensation » (voir ci-dessous) et pour la déforestation évitée ou les énergies renouvelables le raisonnement est beaucoup plus discutable.
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