les dossiers Horizon du journal Le Monde :
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voici donc l'article 1 : Une nouvelle ère commence :
<a href='http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-686145,0.html' target='_blank'>http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-...6-686145,0.html</a>
Le "colonel" Edwin L. Drake ne se doutait pas, ce 27 août 1859, que la précieuse huile jaillie de son puits de Titusville (Pennsylvanie) allait bouleverser l'économie et la géopolitique mondiales. Qu'elle deviendrait l'"or noir" pour tous ceux qui en profitent et la "bouse du diable" pour tous les damnés de la terre privés de cette rente par des gouvernements corrompus. Après cent cinquante ans d'extraction ininterrompue et de consommation gloutonne, le monde est entré dans une période incertaine : à 70 dollars le baril, le prix a triplé depuis 2001, des observateurs chaque jour plus nombreux assurent que le monde est entré dans l'après-pétrole.
L'année 2005 aura été celle du basculement. Que s'est-il passé au cours de cet été fou où le Nymex et l'IPE, les "Bourses" new-yorkaise et londonienne du pétrole, se sont enflammées ? Est-on en train de vivre un remake des chocs précédents, avec un scénario et des acteurs différents de ceux des années 1970 ? A qui profite l'envolée des cours ? Le prix de l'or noir peut-il atteindre 100 dollars le baril ou revenir à 30 dollars, alors qu'il a déjà doublé depuis janvier 2004 ?
Selon la définition héritée des années 1970, un choc pétrolier est la conjonction d'une tension sur les marchés et d'une crise politique au Moyen-Orient qui entraîne une rupture des approvisionnements. L'enchaînement est alors fatal : envolée des prix pétroliers et de l'inflation, relèvement des taux d'intérêt, récession. La tension sur les marchés est bien là, mais l'intervention américaine en Irak n'a pas eu l'effet récessif de l'embargo de l'OPEP sur les pays amis d'Israël (1973), de la Révolution iranienne de 1979 et de la première guerre du Golfe en 1991. Pour l'heure, l'inflation reste maîtrisée et la croissance vigoureuse.
A la différence des crises antérieures, "la raison principale des prix actuels du pétrole se situe certainement dans la force de la demande, analysait récemment le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), Rodrigo Rato. Et il n'y a pas de perspective de diminution de cette demande." Les prix du baril sont élevés et se rapprochent de ceux de 1980 (où ils dépassaient 80 dollars en valeur 2004), mais ils sont dus à la vigueur de la demande américaine et au spectaculaire décollage économique de la Chine depuis cinq ans.
"La Chine ! On l'accuse toujours, s'agace Pierre Terzian, directeur de la revue Pétrostratégies. Mais ce sont les Américains qui consomment le plus, et de loin !" Plus de 20 millions de barils chaque jour - le quart de la production mondiale - quand les Chinois n'en "brûlent" encore que 7 millions. Les Etats-Unis et la Chine, voilà bien les deux "oiloholics" que l'hebdomadaire britannique The Economist croquait dans son édition du 27 août : un Oncle Sam et un dragon ventripotents et repus sirotant du brut à la paille.
La dynamique de la demande chinoise n'en donne pas moins le vertige. Depuis 2000, l'empire du Milieu a absorbé un gros tiers du surcroît de la production mondiale. Il n'est qu'à voir l'offensive des compagnies pétrolières (PetroChina, Cnooc) pour les réserves des firmes et des pays d'Afrique, d'Asie centrale ou d'Amérique du Sud - et leur surenchère sur les prix des actifs achetés à l'étranger - pour se convaincre qu'un net ralentissement de la demande n'est pas pour demain.
On connaît les gagnants de ce grand boom. Les pays producteurs, qui encaissent aujourd'hui plus de 2 milliards de dollars par jour. Les compagnies pétrolières, dont les dividendes n'ont jamais été aussi gras. Les firmes parapétrolières comme Halliburton, Schlumberger, Technip, qui ont vu leurs carnets de commandes gonfler démesurément. Les grands pays industrialisés, qui ont la main lourde sur la TVA et les taxes pétrolières, où elles peuvent représenter plus de 80 % du prix d'un litre à la pompe (comme en France). Sans oublier les fonds d'investissement, qui spéculent à tout va : près du quart du prix du baril (soit 18 dollars sur 70 dollars) serait imputable aux spéculateurs, affirme le ministre allemand de l'économie, Wolfgang Clement.
Les perdants, eux, sont infiniment plus nombreux. On y trouve les consommateurs, qui ont subi une hausse de près de 20 % des prix à la pompe depuis le début de l'année. Les Français paient jusqu'à 1,45 euro le super 98, amputant un pouvoir d'achat qui progresse déjà peu. Si l'inflation ne s'en ressent pas encore, c'est que de nombreux autres produits fabriqués dans l'"atelier du monde" qu'est devenue la Chine (vêtements, informatique, jouets, électroménager...) vendus à bas prix compensent ces surcoûts pétroliers. Même les Américains, habitués à une essence bon marché, découvrent avec stupeur aujourd'hui un gallon (3,78 litres) à plus de 3 dollars - un prix qui risque d'augmenter après la mise hors service de nombreuses infrastructures pétrolières par le cyclone Katrina.
Peu de gens, en revanche, ont pris la mesure du drame des pays pauvres et lourdement endettés. Au point que le G8 a dû faire un geste, lors de son sommet de juillet, en Ecosse, en décidant la création d'un fonds spécial pour amortir ce choc pétrolier. La facture énergétique est d'autant plus lourde que leur appareil productif obsolète consomme en moyenne deux fois plus de pétrole que les pays riches pour la même production. Une efficacité médiocre qui caractérise de gros consommateurs de pétrole comme le sont la Chine et l'Inde.
Les cours retomberont-ils rapidement ? "Il y a peu de chances de voir les prix du pétrole reculer bien loin cette année ni l'an prochain", répond le Centre for Global Energy Studies (CGES) de Londres dans son rapport mensuel d'août. A moins, nuancent ses experts, d'une baisse de la pression sur des capacités de production et de raffinage aujourd'hui saturées, d'un sensible ralentissement de la croissance économique ou de la levée des incertitudes politiques dans certains pays, Arabie saoudite, Irak, Iran et Venezuela notamment. Ils s'attendent donc à un brut "au-dessus de 50 dollars le baril en 2006", également poussé par l'obsession de constituer des stocks en cas de coup dur et les "achats massifs des spéculateurs".
Avec 85 millions de barils par jour, jamais le monde n'a pompé autant d'or noir.
Atef Hassan/Reuters
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Steve Forbes, éditeur du magazine éponyme, est plus optimiste. La soif d'or noir des Chinois et des Indiens ne compte, selon lui, que pour une petite partie dans la hausse des cours. "Le reste n'est que pure bulle spéculative", déclarait-il récemment, avant de faire la "prévision audacieuse" d'un baril "retombé dans douze mois à 35-40 dollars". Qui croire ? D'autant que deux établissements financiers très investis dans le secteur pétrolier ont aussi fait, au printemps 2005, des prévisions radicalement divergentes : quand Goldmann Sachs prédisait un baril à 105 dollars dans les mois à venir, Merill Lynch tablait sur un effondrement des cours.
Qui peut prédire l'évolution des prix de l'or noir à cinq ou dix ans ? Un rapide coup d'œil sur leur évolution depuis cent cinquante ans (voir graphique) montre qu'ils ont été ridiculement bas durant un siècle. Un comble pour un combustible fossile qui a mis des millions d'années à se constituer et dont on a déjà utilisé entre 30 % et 50 % ! A cette aune géologique, les produits raffinés sont tout aussi bon marché. Même à plus de 3 dollars le gallon, l'essence est "donnée" aux Etats-Unis (en raison de la faiblesse des taxes). Mais quel homme politique serait assez fou pour taxer l'american way of life ? Les 4 x 4 et autres véhicules sportifs utilitaires (SUV) ont de beaux jours devant eux.
L'horizon de la production à quelques années n'est pas plus dégagé. A qui la faute ? Aux majors occidentales (ExxonMobil, BP, Total, Eni...) et aux compagnies nationales (Saudi Aramco...) fermées aux investisseurs étrangers. Elles n'ont pas suffisamment investi dans l'exploration-production. La Russie accuse désormais une stagnation de sa production et risque d'extraire moins de pétrole dès 2007, a récemment prévenu le PDG de Loukoil, la première société pétrolière russe. L'Indonésie est devenue importatrice nette alors qu'elle dispose de confortables réserves au large de ses côtes.
L'avenir est lourd de deux inconnues : le rythme de croissance de la consommation et le niveau des réserves. Comment la demande des pays émergents d'Asie ou d'Amérique latine progressera-t-elle ? A un rythme soutenu, répond le FMI. L'institution de Washington prévoit qu'ils seront à l'origine de 75 % de l'accroissement de la demande dans les cinq ans à venir. Ces deux dernières années, la demande a progressé deux fois plus vite qu'au cours de la décennie précédente.
Quoi de plus naturel, analysait récemment Chip Goodyear, le président du géant minier anglo-australien BHP Billiton, puisqu'"il y a des milliards de personnes dans le monde qui aspirent à une chose à laquelle nous sommes habitués, la voiture".
La perspective de centaines de millions d'automobilistes chinois et indiens supplémentaires a changé la donne, renvoyant à la seconde inconnue de l'équation pétrolière : les réserves. Et à son corollaire, le fameux "peak oil", au-delà duquel l'extraction d'or noir déclinera. "Depuis vingt ans, les volumes découverts sont inférieurs à ceux consommés", relève l'Institut français du pétrole. Les compagnies ont beau trouver de 12 à 15 milliards de barils chaque année, selon les calculs du CERA, un centre d'études américain de référence sur l'énergie, la planète en consomme 30 milliards. Et il n'existe probablement pas de nouvel eldorado, cette "autre Arabie saoudite" mythique entrevue il y a quelques années après de prometteuses découvertes au Kazakhstan.
En 1956, Marion King Hubbert, géologue à la Shell, avait bravé l'interdit de sa compagnie pour annoncer que le pic de la production américaine serait atteint en 1970. L'histoire ne l'a pas démenti. Et voilà que les mânes de ce trublion recommencent à hanter le monde du pétrole, où la guerre des estimations fait rage entre géologues indépendants, Etats producteurs et experts des compagnies. Car au rythme de la consommation actuelle, le pic sera atteint plus vite que prévu par les plus optimistes, qui le fixent à l'horizon 2030. Le président d'une grande compagnie pétrolière confie volontiers, loin des micros, que sans découvertes majeures, le début du déclin de l'extraction peut arriver bien avant la date de 2025, que ses experts avaient initialement fixée.
Steppes d'Asie centrale, déserts du Moyen-Orient, zones équatoriales et océans profonds recèlent-ils 1 000 milliards de barils, comme il est communément admis, 3 000, voire 4 000 milliards, comme l'affirment les plus optimistes ? La transparence n'étant pas la vertu cardinale de l'univers pétrolier, tous ces chiffres sont sujets à caution. Mais l'euphorie des années 1960 est bien retombée. Et le scandale de la surestimation des réserves par Shell en 2004 ou les doutes du financier américain Matthew Simmons sur les 270 milliards de barils détenus par les Saoudiens ont ébranlé la confiance en l'avenir radieux du pétrole.
"Nous sommes entrés dans l'ère de l'après-pétrole", assurait Dominique de Villepin, jeudi 1er septembre, en dévoilant son plan de relance de la croissance. Les géants du pétrole ont anticipé le déclin, essayant de gommer leur image de pollueurs et investissant toujours plus dans d'autres combustibles fossiles (gaz) ou les énergies renouvelables (biocarburants, éolien, solaire). Sait-on que, sans l'opposition de ses actionnaires, BP ne serait plus l'acronyme de British Petroleum mais de Beyond Petroleum ("au-delà du pétrole"). Le monde de Mad Max, où des bandes s'entre-tuent pour les ultimes gouttes d'or noir, n'est pas pour demain, mais celui du "colonel" Drake est déjà de l'histoire ancienne.
et l'article 2 : l'insatiable appétit de la Chine :
<a href='http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-686982,0.html' target='_blank'>http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-...6-686982,0.html</a>
La scène se passe au coeur de la plate immensité de Mandchourie, tapissée d'une taïga fleurant déjà la Sibérie. Au-dessus de l'esplanade de la ville, une immense statue a figé un groupe de "héros" très prolétariens dans la pierre. Les torses sont harassés par l'effort, les visages exaltés par l'idéal. A la laque sombre qui enduit les corps, on les devine surgis d'un puits de pétrole, ce pétrole qui fit naguère de Daqing, localité perdue de la province du Heilongjiang (Nord-Est), un des phares industriels de la Chine socialiste.
Ce jour de printemps 2002, au pied des figures épiques, des ouvriers manifestent. Ils sont bien en chair, eux, bien que chiffonnés par l'âge. Ils protestent contre les modalités de leur départ forcé à la retraite. Avant son introduction à Wall Street, leur entreprise, PetroChina, filiale de China National Petroleum Corporation (CNPC), fait le ménage, polit sa vitrine, et envoie ces anciens modèles de la mythologie maoïste à la casse de l'Histoire.
Août 2005, Canton, à l'autre bout (méridional) de l'empire. S'étirant devant les stations-service, la file de voitures et de deux-roues est interminable. Il a suffi d'un typhon pour perturber l'approvisionnement en pétrole transitant par les ports du sud de la Chine. Des échauffourées ont éclaté et des pompes ont dû fermer. Daqing, Canton : deux scènes, à trois ans d'écart, qui résument le dilemme pétrolier chinois.
Les antiques conglomérats ont beau faire peau neuve, la pénurie guette le pays comme jamais. Entre les sites d'extraction et les foyers de consommation, le fossé se creuse. Car le spectaculaire décollage économique du pays attise un appétit glouton pour l'énergie et, dans le cas du pétrole, l'enchaîne chaque jour davantage à des approvisionnements extérieurs. La Chine consomme aujourd'hui près de 7 millions de barils par jour, soit deux fois plus qu'il y a dix ans. Elle vient de ravir au Japon le rang de deuxième consommateur mondial, derrière les Etats-Unis.
Le site historique de Daqing s'épuisant, et les gisements potentiels du Xinjiang - le Far West frontalier de l'Asie centrale - se heurtant à de grosses difficultés techniques d'exploitation, Pékin n'a d'autre recours que de solliciter le marché international.
Depuis 1993, les Chinois - qui consomment encore 40 fois moins que les Américains par tête d'habitant - sont importateurs nets de brut. C'est une révolution stratégique pour une nation au patriotisme sourcilleux, formée, sous Mao, à l'école de l'autosuffisance. Les achats à l'étranger grimpent à 40 % de ses besoins, une proportion vouée à passer à 80 % autour de 2030, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Une telle voracité contribue évidemment à la hausse des cours sur le marché international puisque le tiers de la demande mondiale supplémentaire émane de Chine.
Cette nouvelle donne impose à Pékin de repenser radicalement sa politique énergétique sous peine de voir son décollage fragilisé. A court terme, la flambée des prix tend à déstabiliser les circuits domestiques de distribution. Les pénuries de l'été à Canton ont illustré jusqu'à l'absurde les dysfonctionnements d'un système baroque où cohabitent plan et marché. Alors que les grandes compagnies pétrolières - PetroChina, Sinopec, Cnooc - sont exposées aux fluctuations du marché international, elles voient leur profitabilité entamée par des prix de l'essence à la pompe, gelés par l'Etat pour des raisons de "stabilité sociale" .
En Chine, l'inflation urbaine est lourde de danger politique - le printemps de Pékin en 1989 s'était nourri d'une grogne contre la hausse des prix - et le gouvernement central cherche à éviter de répercuter sur les consommateurs la hausse des cours des matières premières. Le problème est que PetroChina, Sinopec et Cnooc sont cotées sur les marchés financiers étrangers et doivent rendre des comptes à leurs actionnaires. S'estimant lésées, les compagnies rechignent à alimenter les stations-service. Le temps presse. La surchauffe impose à Pékin de trancher au plus vite : le risque social de l'inflation ou le risque industriel de la pénurie.
A plus long terme, le danger pour la Chine est d'ordre stratégique. Les deux tiers de ses importations de brut proviennent du Moyen-Orient, une proportion vouée, elle aussi, à augmenter avec le temps. Fâcheuse contrainte : la région est instable et cet or noir emprunte des routes maritimes - les 12 000 km séparant le détroit d'Ormuz de Shanghaï - contrôlées par l'US Navy ou infestées de pirates du côté du détroit de Malacca. La Chine vit très mal cette nouvelle vulnérabilité. Son anxiété tient au scénario d'un conflit militaire autour de Taïwan précipitant une guerre avec les Etats-Unis. Dans ce cas de figure, l'US Navy serait en mesure de barrer les routes maritimes acheminant le pétrole du Moyen-Orient en Chine et donc de saper sa croissance. L'hypothèse obsède les stratèges de la République populaire.
Comment déjouer le péril ? La première piste consiste à doter le pays de réserves stratégiques aujourd'hui quasi inexistantes. Le gouvernement vient d'achever en août à Ningbo, non loin de Shanghaï, la construction du premier des trois sites de stockage voués à assurer au pays une autonomie de 90 jours de consommation à l'horizon 2015. Des efforts sont entrepris parallèlement pour améliorer l'efficacité énergétique. Le gaspillage reste de règle dans un pays qui, pour produire un dollar de valeur ajoutée, consomme trois fois plus d'énergie que la moyenne mondiale. Alors que le parc automobile explose, les véhicules chinois brûlent entre 20 % et 30 % de plus d'essence que les modèles étrangers.
Troisième terrain à explorer : la diversification des sources d'énergie. Selon Kang Wu, chercheur à l'université Est-Ouest d'Honolulu (Hawaï), l'équation énergétique chinoise devrait connaître des réajustements à l'horizon 2020 : la part du charbon régressera légèrement tout en restant dominante (57,5 % contre 68,4 % aujourd'hui), celle du pétrole demeurera stable (25,4 % contre 25,7 %), mais celle du gaz naturel croîtra (10 % contre 3 %), tout comme celle de l'hydroélectrique (3,9 % contre 2,3 %) et celle du nucléaire (3,2 % contre 0,7 %). Avec le "charbon propre", le gaz naturel est présenté comme une alternative stratégique : il présente l'avantage d'être disponible en Asie et donc d'échapper à la géopolitique tourmentée du Moyen-Orient.
Quatrième parade, enfin : la diversification des pays fournisseurs afin d'émietter la dépendance. Depuis la fin des années 1990, les compagnies pétrolières chinoises prospectent agressivement la planète et achètent rubis sur l'ongle de très coûteux actifs, au point de bouleverser la géopolitique du pétrole. S'incrustant jusqu'en Afrique ou en Amérique latine, Pékin affiche une pétrodiplomatie sans fard au point que les itinéraires à l'étranger des hiérarques chinois épousent de manière transparente la carte des hydrocarbures. A priori, la Russie et l'Asie centrale ont toutes leurs faveurs car elles leur offrent un approvisionnement continental moins aléatoire, c'est-à-dire moins contrôlé par les Américains. La région est désormais le théâtre d'un "grand jeu" d'un nouveau type.
L'activisme des Chinois dans la mise en place de l'Organisation de coopération de Shanghaï (OSC), un forum régional regroupant six Etats de la sphère de l'Asie centrale (Chine, Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan), n'est pas innocent. Il s'explique en partie par ce souci de sécuriser des corridors reliant la mer Caspienne à la Chine occidentale, jeu d'influence vendu aux pays traversés sous les romantiques couleurs d'une "Route de la soie" revisitée.
PÉKIN joue une autre carte : ouvrir des brèches dans les pays qui sont dans le collimateur de Washington. Elle fraye ainsi avec l'Iran ou le Soudan, dont les réserves pétrolières excitent sa convoitise. Des milliers de soldats chinois - déguisés en travailleurs du pétrole - seraient déployés le long d'un oléoduc soudanais aboutissant à la mer Rouge. Ces derniers temps, le jeu est toutefois devenu plus subtil. Profitant du coup de froid entre Riyad et Washington après les attentats du 11-Septembre, les Chinois ont fait une percée en Arabie saoudite. Ils ont obtenu en 2004 le droit d'explorer certains champs gaziers, là où des compagnies américaines avaient échoué. Pour leur part, les Saoudiens sont entrés dans le capital d'une raffinerie chinoise à hauteur de 25 %, une prise de participation inédite pour des investisseurs étrangers dans ce secteur. Intérêts partagés : Pékin guigne la ressource tandis que Riyad veut alléger sa dépendance à l'égard du marché américain.
Plus préoccupant encore pour Washington : les Chinois se glissent désormais jusque dans son arrière-cour. Décidément habiles à tirer profit des tensions politiques du moment, ils affichent une insolente amitié avec le Venezuela - quatrième fournisseur des Etats-Unis -, dont le président, Hugo Chavez, pose au héraut d'un nouvel antiaméricanisme de l'hémisphère Sud. Le Pérou et l'Equateur sont également courtisés, tout comme le Canada où ils viennent de signer un accord sur un oléoduc entre l'Alberta et la côte Pacifique d'où seront chargés 200 000 barils par jour.
Jusqu'où ira cette offensive ? Quelle nouvelle frontière bousculera encore cet appétit insatiable pour un or noir dont la croissance économique de la Chine, nouvelle source de la légitimité du Parti communiste - une fois effondrés les idéaux du socialisme - a un impérieux besoin ? Les implications géopolitiques en sont très lourdes et ne manqueront pas de reconfigurer l'équilibre des puissances en Asie, voire au-delà. Déjà, des frictions surgissent entre la Chine et le Japon. Les deux pays convoitent les mêmes réserves gazières de la mer de Chine orientale. Et ils se sont - diplomatiquement - affrontés pour capter à leur profit un oléoduc russe acheminant du pétrole en provenance du site sibérien d'Angarsk.
En dépit du rapprochement entre Pékin et Moscou, c'est Tokyo qui a remporté cette manche puisque l'oléoduc convoité débouchera non à Daqing la chinoise, mais sur le Pacifique (Nakhodka) ouvrant sur le Japon.
Mais c'est à Washington que la suspicion s'exaspère jusqu'à nourrir une véritable paranoïa dans certains cercles du Congrès ou du Pentagone. Un de leurs arguments est que la pétrodiplomatie chinoise pollue les relations internationales en favorisant la prolifération d'armes - conventionnelles ou de destruction massive -, promues au rang de moyen de paiement des achats pétroliers. Et que chaque baril ravi par Pékin se fait au détriment de l'approvisionnement américain.
C'est dans ce contexte d'inquiétude que la Chambre des représentants a mis un coup d'arrêt cet été à l'offre de rachat par la société chinoise Cnooc de l'américain Unocal au motif qu'une telle acquisition représenterait "une menace pour la sécurité des Etats-Unis" . L'affaire fit grand bruit et augure mal d'un télescopage à long terme des stratégies pétrolières de Washington et Pékin. Un des experts pétroliers sur la Chine les plus écoutés aux Etats-Unis, Amy Myers Jaffe, de la Rice University, évoquait dans le Washington Post du 27 juillet un précédent historique : "Dans les années 1930 (...), la tension mutuelle -entre les Etats-Unis et le Japon- autour de l'approvisionnement pétrolier a nourri une escalade de la paranoïa qui a contribué à l'éclatement de la seconde guerre mondiale."
L'Histoire va-t-elle bégayer ? L'aptitude de la communauté internationale à composer avec l'appétit chinois va assurément peser sur la géopolitique du siècle.
L’article 3 : Au texas, la nouvelle ruée vers l’or noir
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Les compagnies texanes ne le crient pas sur les toits, mais c'est un fait : le désastre perpétré par l'ouragan Katrina est une très bonne affaire pour elles. A La Nouvelle-Orléans, on compte les victimes. A Wall Street, les analystes financiers se livrent déjà à de savants calculs pour savoir qui en tirera le plus de bénéfices. Les entreprises qui installent et réparent les pipelines, et les plates-formes ont du travail pour longtemps et leurs carnets de commandes vont s'épaissir. Les producteurs de brut, petits et grands, qui ont vu les cours du baril s'envoler et la pénurie s'installer sans subir le moindre dommage, ne se plaignent pas non plus. "Ils empochent toute la hausse sans se casser la tête avec les problèmes de réparation" , résume Dan Pickering, le patron de Pickering Energy Partners à Houston.
Houston, quatrième ville des Etats-Unis, avec deux millions d'habitants (4,6 millions avec les banlieues), est la capitale mondiale de l'énergie. Sur 50 kilomètres, le long d'un bras de mer qui s'étend de la riche cité texane jusqu'à la baie de Galveston dans le golfe du Mexique, se trouve la plus grande concentration de raffineries et d'usines pétrochimiques au monde. Epaisse forêt de tuyauteries, pipelines, cheminées, torchères, cuves de stockage de toutes tailles et de toutes formes. L'endroit est appelé le "ship channel" , l'allée des navires. Côté mer, les tankers et les méthaniers se suivent sans discontinuer le long des terminaux, déversant leurs flots de pétrole et de gaz avant de repartir vers les plates-formes du large. Côté terre, les installations s'étalent sur des kilomètres traversés par de multiples voies ferrées encombrées de wagons-citernes. L'autoroute 225 qui serpente entre Houston, Pasadena et La Porte baigne jour et nuit dans les odeurs tenaces de gaz brûlés. Bref, ce n'est pas un hasard si la qualité de l'air à Houston est la plus mauvaise de tous les Etats-Unis.
La nuit, "l'allée des navires" offre un spectacle étonnant : les usines sont illuminées comme des arbres de Noël à perte de vue. Toute l'industrie pétrolière mondiale est à Houston et cela se voit. Plus de 5 000 sociétés cohabitent dans la production, l'exploration, le forage, le développement, les services, les plates-formes, les pipelines, les gazoducs, la distribution, le raffinage, le marketing, le financement, etc. Houston offre une masse critique sans équivalent au monde de compétences et de savoir-faire qui va des technologies les plus coûteuses et complexes, comme le forage en eau profonde, jusqu'au nettoyage des cuves. La prospérité de la cité fluctue depuis cent soixante-neuf ans au gré des prix du brut.
"L'énergie est le pain et le beurre de la ville, explique David Ivanovitch, spécialiste de l'énergie du principal quotidien de la ville, le Houston Chronicle . Mais autant la richesse pétrolière s'étalait outrageusement jusque dans les années 1980, autant aujourd'hui elle se veut discrète. L'industrie croule sous les profits, mais ne veut surtout pas provoquer la colère des Américains en affichant sa prospérité quand les prix à la pompe s'envolent."
Fadel Gheit, analyste chez Oppenheimer & Co, confirme : "C'est la mère de tous les booms. Les bénéfices atteignent des niveaux inimaginables il y a encore quelques mois. Les firmes, petites et grandes, ne savent plus quoi faire de leur argent. Elles en ont tellement que même au Texas, où l'on n'a pas vraiment honte de sa réussite en général, elles en sont gênées. Il faut le voir pour le croire !"
Les champs du cru sont à l'équilibre avec un baril à 15 ou 20 dollars, souvent moins. A 65 ou 70 dollars, les marges explosent. En 2004, Exxon Mobil a dégagé le plus important profit de l'histoire pour une entreprise : 25,3 milliards de dollars. Le record sera largement battu en 2005. Elle n'a plus la moindre dette, dispose d'une trésorerie supérieure à 25 milliards de dollars et sa valeur en Bourse approche les 400 milliards de dollars, ce qui en fait la société la plus chère au monde. Pas mal pour un dinosaure, héritier de deux descendants de la Standard Oil, l'empire construit par John Rockefeller et démantelé en 1911 par les autorités américaines antitrust ! A l'autre bout de l'échelle, Marathon Oil, petit producteur texan, a vu ses bénéfices augmenter de 90 % depuis le début de l'année. Halliburton, le groupe devenu célèbre pour avoir obtenu du Pentagone des contrats en Irak dans des conditions douteuses, n'a plus vraiment besoin de l'aide du gouvernement américain pour gagner de l'argent. Les services pétroliers représentent aujourd'hui 88 % de ses profits.
Encombrées par leurs bénéfices, les sociétés rachètent à tour de bras leurs actions pour faire monter les cours et distribuent des dividendes records. Les salaires aussi flambent. Ce qui manque le plus aujourd'hui à Houston, ce ne sont pas les projets, les investissements ou l'argent, mais les hommes. Il y a pénurie d'ingénieurs, de géophysiciens, de techniciens et de simples opérateurs pour aller sur les platesformes en mer. "Les prix du pétrole s'envolent à cause de la demande qui augmente très vite, mais aussi parce que la production ne parvient pas à suivre, explique le consultant William Herbert. L'industrie a sous- investi en matériel et en hommes depuis vingt-trente ans. Que voulez-vous, les étudiants préfèrent le droit, la finance ou l'informatique plutôt que la géologie." Les besoins en personnel qualifié sont d'autant plus grands que, avec un baril à 70 dollars, les projets économiquement intéressants sont innombrables.
L'euphorie règne à Houston. Les professionnels sont sûrs que le monde n'est pas à la veille de se passer du pétrole. Ils pensent que les progrès technologiques et le flot d'investissements permettront d'en trouver et d'en exploiter encore des quantités considérables, au fond des mers, dans l'Arctique, voire dans les sables bitumineux de l'Alberta au Canada. En théorie, il y aurait là-bas plus de barils que dans tous les puits saoudiens.
Jeff Johnson, patron de Cano Petroleum, parie sur la renaissance des vieux puits. D'après lui, ils sont encore bourrés d'"huile" . Jeff appartient à la tradition des joueurs de poker texans, les "wildcatters" , les "foreurs sauvages" prêts à tout, Winchester au poing, pour faire fortune. Il possède quatre vieux champs en Oklahoma et au Texas qui produisent péniblement 400 à 450 barils/jour. Mais il espère en puiser 10 000 dans les trois ans. "Les progrès de la technologie, la capacité à connaître avec précision le sous-sol et à forer où l'on veut, même horizontalement, changent tout , explique-t-il. L'argent n'est pas un problème. Il y a aujourd'hui plus de dollars prêts à s'investir dans l'énergie que dans mes rêves les plus fous. Il suffit de se baisser pour ramasser."
Un autre groupe de Houston, Anadarko, a même l'intention de réactiver dans le Wyoming un champ vieux d'un siècle ! D'autres ont trouvé un moyen plus simple, "ils creusent à Wall Street" comme on dit au Texas. En déboursant 16,4 milliards de dollars pour le producteur Unocal, Chevron s'est acheté d'immenses réserves au prix moyen de 9 dollars le baril ! Un bonheur ne venant jamais seul, l'administration Bush ne sait plus quoi faire pour faire plaisir à ses amis pétroliers. Texans, en particulier. Jamais, dans l'histoire des Etats-Unis, un gouvernement n'a été aussi proche de ce secteur. Longtemps, il a fait siennes les thèses de Lee Raymond, PDG d'Exxon Mobil, qui affirme sans sourciller que "les énergies renouvelables sont un gâchis total d'investissement" , et le réchauffement climatique "une notion non scientifique propagée par des chercheurs en mal de budgets" . Selon lui, "l'âge de la pierre ne s'est pas terminée par manque de pierres et l'âge du pétrole se terminera bien avant qu'il n'y ait plus de pétrole" .
Les présidents Bush, père et fils, ont travaillé dans le pétrole. Tout comme le vice-président, Dick Cheney, qui a dirigé Halliburton de 1995 à 2000. Et même Condoleezza Rice, la secrétaire d'Etat qui est ancien administrateur de Chevron. Depuis 1998, l'industrie pétrolière a dépensé plus de 440 millions de dollars en contributions pour les campagnes électorales. Les trois quarts pour les Républicains. L'actuel locataire de la Maison Blanche a obtenu à lui seul plus de 1,7 million. Et ce n'est pas un ingrat. "Le mot d'ordre à Washington est 'Produisez, produisez, on s'occupe du reste'", résume Matt Simmons, un banquier de Houston. Dick Cheney expliquait lui-même il y a deux ans qu'"économiser [l'énergie] peut être une vertu individuelle, mais pas une base pour construire une politique énergétique solide".
Résultat : tandis que les compagnies croulent sous les bénéfices, sur les 11,5 milliards de crédits de la nouvelle loi sur l'énergie adoptée en août, elles en recevront 1,6 milliard sous forme de subventions et autres avantages fiscaux. L'idée est d'encourager les forages dans l'arrière-pays texan, le centre et l'ouest du golfe du Mexique, qui fournissent déjà 25 % du pétrole et 30 % du gaz américains. Ce n'est qu'un début.
Les élus républicains entendent profiter des conséquences de Katrina pour autoriser incessamment la prospection au large du golfe du Mexique, au-delà même du plateau continental qui est propriété du gouvernement fédéral. La nouvelle ruée vers l'or noir n'est pas près de s'arrêter. Si la vitalité de l'industrie pétrolière américaine est impressionnante, elle ne fait pourtant que retarder l'inéluctable. "Cela fait trente ans que le pays a devant lui dix ans de réserves de production" , souligne un banquier français installé à Houston depuis vingt ans. "Les réserves fondent", prédit Stevan Farris, le président d'Apache, une firme d'exploration à Houston . "Si nous ne dépensons pas de l'argent pour trouver plus de pétrole, nous perdons chaque jour de la substance. La plupart des compagnies, en restant assises à jubiler sur leur tas d'or, vont s'effondrer. Mais cela ne sera sans doute plus le problème des dirigeants actuels."
Une autre menace, plus politique, pèse sur l'industrie pétrolière américaine. La dépendance nationale vis-à-vis de l'étranger pour 65 % du pétrole et 15 % du gaz consommés est jugée de plus en plus insupportable. Une alliance étonnante se noue peu à peu entre les défenseurs de l'environnement et des groupes influents attachés à la sécurité nationale, notamment conservateurs.
Les uns et les autres veulent un changement radical de la politique énergétique. Dans une récente lettre ouverte à George Bush, une vingtaine de personnalités politiques, regroupées au sein de l'Energy Future Coalition (la coalition pour l'énergie de l'avenir) l'affirment : "Notre dépendance à l'égard du pétrole importé est un risque pour la sécurité nationale et notre santé économique. Il faut développer des substituts domestiques propres au pétrole."
Boyden Gray a servi à la Maison Blanche comme conseiller de George Bush père. Il craint que "l'influence corruptrice du pétrole finisse entre des mains terroristes" . Robert McFarlane, ancien conseiller à la sécurité nationale de Ronald Reagan, a également signé la lettre. Il s'inquiète de "l'effet dévastateur d'attentats visant les infrastructures pétrolières" . Il s'est allié aux écologistes "parce que nous partageons un commun intérêt : nous affranchir de cette dépendance" . James Woolsey, ancien directeur de la CIA, est persuadé que la coalition "des défenseurs de la nature, d'hommes politiques de bonne volonté et de faucons de la sécurité nationale" peut mettre fin "à la toute-puissance du pétrole". Affaire à suivre...
L’article 4 :Russie : politique et pétrodollars
<a href='http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-687435@51-633431,0.html' target='_blank'>http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-...1-633431,0.html</a>
Vladimir Poutine estimait, il y a quelques années, que l'industrie pétrolière de son pays était une véritable "poule aux œufs d'or" . Deuxième exportateur mondial de brut après l'Arabie saoudite, la Russie tire effectivement aujourd'hui grand profit de la hausse des cours mondiaux. Concentrée en Sibérie occidentale, la production nationale a augmenté de plus de 50 % depuis 1999. Avec la relance de la consommation des ménages, l'afflux de pétrodollars est au cœur de la croissance économique russe. Grâce à cette manne, Moscou engrange désormais des milliards de dollars sur un Fonds de stabilisation censé protéger l'économie nationale d'un éventuel retournement des cours. Et le pays a pu rembourser dès cette année 15 milliards de dollars de dettes au Club de Paris, en avance sur les échéances prévues.
Et puis a éclaté l'affaire Ioukos, qui a jeté un froid glacial sur tout le secteur de l'or noir. Le défunt groupe employait 100 000 personnes. Sa contribution à la production pétrolière nationale s'élevait à 11 %. Aujourd'hui, Ioukos est vidée de sa substance. En mai dernier, son ancien patron, Mikhaïl Khodorkovski, a été condamné à neuf ans de prison. La compagnie a dû régler la somme record de 28 milliards de dollars en arriérés d'impôts ! Finalement, après un démantèlement en règle, les actifs de l'ancien groupe ont été transférés au début de l'année dans une structure publique dénommée Rosneft. Parce que Ioukos produisait quand même autour de 1 % du brut mondial et que la désorganisation engendrée par le démantèlement a provoqué de gros problèmes de livraisons, la crise a contribué, un moment, à pousser les cours mondiaux à la hausse.
A présent, tout est apparemment rentré dans l'ordre. Mais la Russie n'a pas fini de payer les conséquences du scandale. Les créneaux qui étaient occupés par l'ancien groupe sur les marchés extérieurs ont souffert. La plupart sont maintenant occupés par Loukoil et Rosneft, deux groupes dont les dirigeants sont en excellents termes avec le pouvoir politique. Coïncidence ? Beaucoup pensent que non. Pour eux, toute la saga Ioukos ne relevait au fond que d'une redistribution des cartes au profit des amis du Kremlin. Rosneft est dirigé par des proches de M. Poutine. Les investisseurs étrangers ont interprété le message : Moscou n'est pas disposé à leur céder le moindre contrôle sur ce lucratif secteur. Lucratif, mais pas forcément durable.
De l'avis des principaux spécialistes, l'effet de la manne pétrolière sur l'économie nationale aurait atteint ses limites. Pour au moins trois raisons. En entamant sérieusement la confiance des détenteurs de capitaux, l'affaire Ioukos a d'abord abouti à une baisse des investissements nécessaires au secteur. Ensuite, l'engorgement des oléoducs freine la possible relance des exportations. Enfin, après la pointe observée en septembre 2004, avec 9,42 millions de barils/jour, et malgré une petite reprise ces trois derniers mois, la hausse de la production nationale d'or noir n'a cessé de ralentir.
Selon l'Agence internationale de l'énergie, elle augmentera encore de 3,8 % cette année. Mais la progression était de 9 % en 2004 et de 11 % en 2003 ! Il y a plus grave. La "réticence" du Kremlin à ouvrir le secteur énergétique aux investissements étrangers a déclenché une crise de confiance qui entrave les projets de développement au-delà même du secteur pétrolier. La fuite des capitaux a repris, jusqu'à 33 milliards de dollars "envolés" pour la seule année 2004 d'après l'agence Fitch Ratings. Or, "pour poursuivre sa croissance, l'économie a besoin de plus en plus d'entrées de capitaux", estime Evgueni Gavrilenkov, l'économiste en chef de la banque Troïka Dialog à Moscou. Le ministre de l'économie et du commerce, Guerman Gref, le reconnaissait lui-même au printemps, "l'afflux de pétrodollars n'est plus en mesure de pousser la croissance nationale vers le haut".
Que ce soit vers la Chine, vers le port de Nakhotka dans l'Extrême-Orient russe, ou vers Mourmansk, dans le Grand Nord, les grands projets de construction d'oléoducs marquent le pas. Pour l'heure, les livraisons de produits pétroliers à la Chine se font par voie ferrée. "Faute d'investissements majeurs, note l'économiste Evguéni Gavrilenkov, la capacité d'utilisation des infrastructures dépasse aujourd'hui les 90 %."
Occupées à engranger les profits, les compagnies pétrolières nationales n'ont tout simplement pas consacré suffisamment de moyens à l'exploration de nouveaux gisements. Elles se sont contentées d'améliorer le rendement de vieux puits déjà forés à l'époque soviétique. Bref, les dividendes du "boom" pétrolier ne se font plus vraiment sentir qu'en certains endroits très particuliers du pays.
AU fin fond de la taïga, la petite ville de Khanty-Mansiysk, à trois heures d'avion de Moscou, en est l'illustration la plus patente. Khanty-Mansiysk, 55 000 habitants, étale ses rues impeccablement goudronnées, ses immeubles neufs à l'architecture futuriste, ses magasins chics et son hôpital équipé dernier cri au pied de collines boisées, à la confluence du fleuve Ob et de la rivière Irtich, en Sibérie occidentale. Ici émerge une nouvelle Russie, conquérante et patriotique, comme la rêve le Kremlin, c'est-à-dire baignée dans la richesse de son sous-sol, travailleuse, pétrie de valeurs religieuses orthodoxes, et dépourvue de contestataires politiques.
On appelle cet endroit le "Koweït russe". Khanty-Mansiysk est le chef-lieu d'une région qui produit 58 % du pétrole national. Elle affiche le plus haut niveau de vie du pays, après l'agglomération de Moscou. Le salaire moyen y est de 20 000 roubles (570 euros), soit près de trois fois la moyenne russe. En 2004, la région a fourni 15 % des recettes du budget fédéral russe.
Le gouverneur de Khanty-Mansiysk, un ancien dignitaire soviétique en poste depuis les années 1970, aime les arts et veut miser sur l'éducation. Il a déjà inauguré une université, et "prié" les firmes pétrolières de bien vouloir financer l'acquisition de 400 toiles de maîtres russes des XVIIIe et XIXe siècles, et d'icônes remontant au XVe. Un bâtiment fraîchement construit, dressant ses colonnades néoclassiques au milieu de ce paysage de marais, accueille la collection. Une jeune femme, Natalia Golitsina, arrivée de sa région natale d'Ekaterinbourg dans l'Oural, a été nommée directrice adjointe de ce musée, unique en Sibérie, et entièrement financé par le mécénat pétrolier. La collection est devenue le point d'orgue d'un véritable renouveau de ferveur nationaliste. "On met l'accent sur l'art patriotique, pour transmettre une certaine fierté d'être russe à la nouvelle génération", explique la jeune responsable.
L'affaire Ioukos avait jeté un froid sur tout le secteur de l'or noir en Russie.
La région, où règne un certain esprit pionnier, s'est dotée d'une "école pour enfants doués". Un millier d'élèves venus de villages éloignés y sont logés en pension gratuite. Ils étudient la danse, la peinture, la musique. "Notre but est l'excellence", se félicite le directeur, Alexandre Berezine, un Russe de 33 ans, venu d'Ukraine. "La Russie a traversé des périodes difficiles. Nous voulons montrer qu'il y a des choses dont on peut être fier, et qu'il est possible, même dans une région reculée, d'offrir une éducation de haut niveau", dit-il. Alexandre Berezine fait admirer les locaux, une débauche de marbres et de plantes exotiques.
A Khanty-Mansiysk, les rues sont sillonnées par des 4 ¥ 4 japonais rutilants. Des devantures d'agences de voyages proposent des séjours en Egypte ou en Europe. Une grande cathédrale orthodoxe à bulbes dorés est en construction sur la colline. "Ce sera notre Montmartre, se réjouit un habitant, avec des escaliers en pierre blanche qui descendront vers le centre-ville." Plus loin, une pancarte publicitaire vante les mérites du service militaire "sous contrat" en Tchétchénie. "Le choix des vrais hommes", affirme le slogan.
Le bien-être apporté ici par les cours élevés du pétrole a redonné confiance à la population. Alors que la Russie enregistre depuis des années un fort déclin démographique, la région de Khanty-Mansiysk affiche un taux de natalité record. La région verse aux familles 3 000 roubles (86 euros) par mois pour chaque enfant âgé de moins de 3 ans. "A la naissance de chaque enfant, précise un jeune père, les autorités régionales versent une somme d'argent sur un compte spécial. Quand l'enfant atteindra 18 ans, il recevra 70 000 à 100 000 roubles (2 000 à 2 860 euros), pour son éducation ou son logement. C'est comme dans les Emirats arabes !"
Une seule formation politique a pignon sur rue : Russie unie, le parti pro-Poutine. Son immeuble luxueux borde "l'allée des gloires sportives de Khanty-Mansiysk", où sont affichés les portraits des champions de biathlon. Un peu à la manière des panneaux d'ouvriers méritants de l'époque soviétique.
Le secrétaire régional du parti, Alexandre Sidorov, parle de "redressement national, axé sur un partenariat nécessaire entre les grandes firmes pétrolières et les pouvoirs publics". Pour lui, c'est sûr, "depuis l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, on sent que l'Etat russe a recommencé à exister". D'après les sondages, pourtant, Russie unie est talonné ici par un parti ultranationaliste.
A Khanty-Mansiysk, il n'y a qu'une seule source d'information audiovisuelle : la télévision fédérale, contrôlée par le Kremlin. Les médias régionaux écrits sont fidèles au gouverneur, lui aussi membre de Russie unie. Aucun journal d'opposition n'est distribué. La tâche est donc rude pour Iouri Chagout, le représentant du petit parti démocratique Iabloko, qui se désole : "L'économie se développe, alors, notre message, peu de gens veulent l'entendre."
Dans ces immensités sibériennes où jaillit le pétrole, on veut envisager l'avenir avec optimisme. Valentin Nazarov, un moujik costaud, gère la Fondation des générations qui finance, grâce aux taxes pétrolières, l'ensemble des programmes éducatifs et sportifs locaux. Il affirme que le sous-sol regorge d'assez d'hydrocarbures pour des décennies. Sa fondation a recueilli à ce jour 500 millions de dollars, en partie réinvestis en Bourse. Spécialiste du secteur pétrolier, il assure que les retombées de l'affaire Ioukos ont été minimes. "Pour les gens d'ici, l'essentiel est que les salaires continuent d'être versés", dit-il.
Ce qui compte, poursuit notre interlocuteur - incidemment conseiller du gouverneur , c'est la mission que doit remplir la Russie, en ce début du XXIe siècle. Fervent orthodoxe et patriote russe, le moujik estime que son pays est "l'avant-garde de l'Europe. C'est nous qui lui fournissons du gaz et du pétrole. Nous, les Russes, avons conservé des valeurs sacrées, le sens de la collectivité, de la chrétienté véritable. C'est nous, ici, qui faisons tout pour endiguer l'avancée des Chinois en Sibérie. L'Europe devrait nous manifester plus de sympathie."
Le miracle économique que vit Khanty-Mansiysk peut-il se répandre dans le vaste pays ? C'est l'un des défis auxquels est confronté le Kremlin. Cette région de 1,5 million d'habitants qui a la taille de la France - et où vivaient jusqu'à la colonisation cosaque du XVIIe des ethnies d'origine finno-ougrienne, les Khantys et les Mansis - ne représente que 1 % de la population totale de la Russie. Une poche d'opulence dans une Russie où les disparités ne cessent de s'accroître et qui compte 25 % de pauvres.
Il suffit de se rendre de l'autre côté des collines boisées, loin des trajets réservés au visiteur étranger, pour apercevoir l'envers du décor. Des centaines de familles déshéritées, ouvriers ouzbeks, moldaves, tatars, employés sur les chantiers, ainsi que des Russes descendants de déportés de l'ère soviétique, s'entassent là dans de petites izbas de bois, ou dans des conteneurs métalliques transformés en habitations de fortune.
Sans eau courante, chauffés au poêle à bois quand la température tombe à - 40 l'hiver, leur univers est celui d'un bidonville de tiers-monde.
Yahi
Le jeu du pétrole
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