Depuis des siècles, la question de l'origine de la nuit noire fascine, et renvoie à celle de l'origine de l'Univers. Nous pensons probablement tous que la nuit est noire, en en faisant l'expérience quotidienne. Cependant, pourquoi la nuit est-elle noire ? En interrogeant à ce sujet quelques enfants, étudiants, ou amis, les réponses obtenues - en général pleines de bon sens - invoquent souvent le fait que le Soleil, passant sous l'horizon et devenu invisible durant quelques heures, n'éclaire plus le ciel, qui devient de facto noir.
Cette histoire de Soleil laissant place à la nuit est la bonne réponse, mais à une autre question, qui pourrait être "pourquoi le ciel est-il moins brillant la nuit ?". Mais pas à la question du pourquoi du noir profond et ténébreux de la nuit. Et ce, malgré le nombre incroyable d'étoiles. La nuit noire nous semble tellement évidente qu'on en oublie son caractère extraordinaire qui nous permet de sonder rien de moins que l'origine de l'Univers. La nuit nous fait profiter chaque soir du spectacle résultant d'une histoire fascinante et mouvementée commencée il y a 13,7 milliards d'années.
Connu sous le nom de paradoxe d'Olbers, le problème peut se résumer ainsi : étant donné la grande quantité d'étoiles dans l'Univers, toute direction dans le ciel devrait à un moment croiser une étoile. Un calcul assez simple de niveau licence permet de montrer que l'éclat du ciel devrait être, en tout point, égal à celui de la surface du Soleil. L'observation quotidienne démontre qu'il n'en est rien.
Ce paradoxe, qui a suscité maintes réflexions depuis au moins le XVIe siècle, avec notamment Thomas Digges, puis plus tard Philippe Jean de Chéseaux, Edmond Halley et enfin Heinrich Olbers au XIXe siècle, a été résolu intuitivement par le poète Edgar Allan Poe en 1848 qui a pressenti que les étoiles avait un âge fini, et indépendamment par le physicien Lord William Kelvin à la fin du XIXe siècle et publié en 1901.
Si la lumière de ces étoiles ne nous parvenait pas toute, le problème serait résolu. Pour ce faire, deux conditions sont requises : d'abord, les étoiles ont un âge fini ; ensuite, la lumière se propage à une vitesse finie. De la sorte, une partie de la lumière des étoiles ne sera pas émise ou ne nous parviendra pas toute.
Ainsi, une question aussi simple que "pourquoi la nuit est-elle noire ?" permet d'invoquer la finitude de la vitesse de la lumière et de l'histoire des astres composant l'Univers, et touche au questionnement des origines de l'Univers. Cette réponse, exacte en son temps, n'est actuellement plus considérée comme suffisante aujourd'hui. Depuis 1901, notre conception de l'Univers a radicalement évolué.
Avec l'origine de l'Univers et de ses constituants, comme les étoiles et les galaxies, l'origine de la nuit noire est une question fondamentale qui fascine, et qui peut être abordée de manière mythologique, théologique, philosophique (et métaphysique), artistique ou scientifique. L'approche scientifique de l'origine de l'Univers se distingue des autres en ce qu'elle tente de répondre à la question "comment cela s'est-il passé ?", mais en aucun cas "pourquoi cela s'est-il passé ?" qui renvoie à une quête éventuelle de sens.
La séparation est donc claire entre le comment et le pourquoi, et chacun est libre d'invoquer le pourquoi tout en entendant le comment. Il apparaît alors clairement que le mélange des genres, comme parfois vu dans les médias à propos d'origine métaphysique de l'Univers comparée à sa réalité scientifique, brouille, sinon l'écoute, du moins le message de distinction entre approche scientifique objective et spéculation de comptoir orchestrée par des charlatans modernes.
Afin de comprendre le comment, l'approche scientifique consiste à élaborer une théorie fondée sur des principes fondamentaux, puis de la confronter aux données. Ces dernières sont analysées dans le cadre du modèle choisi, et permettent (ou pas) de conclure à sa confirmation ou infirmation, avec un degré de confiance quantifiable.
De plus, les théories évoluent tandis que de nouvelles données sont obtenues. On pose parfois la question : "Croyez-vous au Big Bang ?". La question est mal posée puisque l'approche scientifique ne donne pas à croire, mais donne à montrer l'accord (ou pas) des données acquises avec des modèles. Il n'est point question de croyance dans cette approche, mais bien de théories, d'observations, de confrontation, de questionnements, de doutes, de débats, de remises en cause.
La question aurait pu être : "Pensez-vous que le modèle du Big Bang est celui qui s'accorde le mieux avec la totalité des observations existantes ?". Bien que simpliste dans sa proposition, cette question admet comme réponse simpliste "oui" par l'essentiel de la communauté scientifique ; cette réponse mériterait d'être détaillée pour illustrer les indiscutables succès des prédictions et accords avec les observations, sans occulter les questions ouvertes et problèmes aigus qui demeurent.
La cosmologie physique est la science qui s'attache à comprendre l'Univers dans son ensemble, à sa structure et son évolution. Notre Univers est compris aujourd'hui comme ayant eu une histoire mouvementée : initialement très chaud et dense, il se refroidit sous l'effet de l'expansion. Un peu comme le fluide dans le réfrigérateur, avant qu'il ne soit recomprimé dans un doux bruit de ronron agrémentant nos cuisines. Dans cette phase chaude, la lumière ne pouvait pas se propager librement : l'Univers était opaque, un peu comme à l'intérieur du Soleil actuellement. Lors d'un bref épisode datant d'environ 380 000 ans après le Big Bang (toujours dans le cadre du modèle standard), l'Univers est devenu transparent, et le rayonnement qui baignait l'Univers a pu se propager, jusqu'à aujourd'hui.
C'est le rayonnement fossile, ou fond diffus cosmologique, sorte d'écho lumineux du Big Bang, que les scientifiques traquent dans ses moindres détails, notamment avec le satellite européen Planck. Ce dernier va nous fournir, dans quelques mois, la vue la plus détaillée jamais obtenue du rayonnement fossile.
A l'issue de ce bref mais important épisode, la matière a pu commencer à s'agréger efficacement pour ensuite former les grandes structures de l'Univers : amas de galaxies et galaxies, et former des étoiles en leur sein, puis des systèmes planétaires autour de certaines étoiles.
Dans ce cadre moderne, le paradoxe de la nuit noire est aujourd'hui résolu avec trois conditions : finitude de la vitesse de la lumière ; les constituants de l'Univers ont un âge fini ; et enfin l'Univers est en expansion. Que de chemin intellectuel parcouru, depuis la question enfantine jusqu'à l'histoire physique de notre Univers dans son ensemble !
Il n'en reste pas moins vrai que notre Univers est baigné de rayonnements, au premier lieu desquels le rayonnement fossile. Il existe d'autres rayonnements bien moins intenses, comme le rayonnement extragalactique qui, lui, est dû à la lumière émise par toutes les générations d'étoiles dans les galaxies.
Il est donc permis d'écrire, presque sans ironie, que la nuit n'est pas noire, dans la mesure où, si nos yeux étaient sensibles aux rayonnements infrarouge et micro-onde, ils verraient une nuit brillante de rayonnements cosmologiques. Le paradoxe n'est qu'apparent, car il existe donc bien des domaines de longueur d'onde de lumière pour lesquels la nuit est brillante, mais nos yeux ne le voient pas.
La nuit nous inspire, nous fascine, nous émerveille. Quelle que soit notre approche, scientifique ou artistique, philosophique ou théologique, la part d'humanité qui est en chacun de nous entre toujours, à un moment ou un autre de notre existence, en résonance avec l'immensité de la nuit. Garder ce lien entre les hommes et la beauté nocturne semble plus important qu'il n'y paraît.
Cependant, peut-on encore observer la nuit, ne serait-ce que quelques minutes le soir, dans des régions urbaines suréclairées par des lampadaires éblouissants ? De plus en plus rarement. Il suffirait de diminuer l'intensité de l'éclairage public, de mieux l'orienter vers le sol, voire de l'éteindre en milieu de nuit pour engendrer des économies substantielles de facture énergétique, pour le bonheur de notre réflexion - et de la flore et faune nocturnes.
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Astrophysicien, maître de conférences à l'Institut d'astrophysique spatiale d'Orsay, université Paris-Sud, et au CNRS, et membre de l'Institut universitaire de France.
Spécialiste des galaxies, il a travaillé pour la NASA avant de devenir enseignant-chercheur à Orsay en 2004. Coauteur de "L'Observation en astronomie" (Ellipses, 2009), il est membre de la collaboration Planck,
le satellite de l'Agence spatiale européenne,
et y coordonne une centaine de chercheurs
Durant la nuit du 23 au 24 juin, l'abbaye de Fontevraud (Maine-et-Loire) devient "la cité idéale la nuit", avec une série de propositions intellectuelles et artistiques qui permettront de traverser cette nuit blanche. Retrouvez à 22 h 30, l'astrophysicien Hervé Dole qui fera une conversation sous les étoiles. Rencontres en partenariat avec "Le Monde" animées par Nicolas Truong
Hervé Dole
Source: http://www.lemonde.fr/idees/article/201 ... _3232.html