Les travaux de l’anthropologue portent sur les risques alimentaires et les catastrophes sanitaires. Après Un monde grippé (Flammarion, 2010), il publiera en avril Les Sentinelles des pandémies (Zones sensibles). Frédéric Keck, directeur de recherche au CNRS et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale, a répondu à vos questions, dans un tchat du Monde.
Berthe : La manière qu’a chaque pays de gérer l’épidémie a-t-elle une résonance culturelle, ou historique ?
On n’utilise plus aujourd’hui le concept de « culture » en anthropologie, car on ne pense pas que les individus d’une même société partagent une culture unifiée. Mais c’est vrai que quand j’observe la façon dont chaque pays réagit à la crise pandémique en fonction de l’histoire des relations entre l’Etat et sa population dans ses frontières (ce que Foucault a appelé la biopolitique), je suis frappé des constantes, comme s’il y avait un déterminisme des réactions politiques face à un virus que l’on dit imprévisible (et qui est en fait lui-même assez stable). Donc il y a bien des constantes historiques et biologiques dans toute cette crise.
Où va l’humanité ?… : Pensez-vous qu’une catastrophe planétaire majeure (comme cette crise pourrait le devenir) peut servir de déclic pour une mutation durable de notre société vers plus de solidarité entre les peuples et un recentrage sur l’humain ?
Oui, je pense que c’est une occasion à saisir pour changer notre mode de vie. Depuis les années 1970, tous les indicateurs montraient que notre mode de développement produit plus de maux que de biens, notamment l’émergence de maladies infectieuses transmises par les animaux sous l’effet de changements anthropiques.
Les alertes au changement climatique ont été peu entendues, alors qu’une alerte sanitaire oblige les gouvernements à des décisions rapides pour éviter des morts en urgence. Le confinement, mesure inédite pour gérer une crise sanitaire, produit un mélange d’accélération des signes du changement écologique et de ralentissement de l’activité économique qui est propice à la réflexion fondamentale sur notre mode de développement. On ne pourra pas revenir au business as usual après cette crise.
Cécile : Analysez-vous les raisons du respect du confinement par pays ? Conscience des risques ou simple conformation aux règles ? Collectif versus Individuel : peur du virus pour soi, pour les proches, pour la collectivité ?
Je comprends surtout le confinement comme une épreuve que la Chine envoie au reste du monde. Nous n’avions pas utilisé une telle mesure pour contrôler les épidémies depuis la quarantaine de Marseille en 1720 (et encore, ce n’était que la quarantaine du port, pour éviter la peste qui se diffusait par les bateaux). Que le tiers de l’humanité se retrouve confiné en mars-avril, parce que cela a marché dans le Hubei en janvier-février, c’est inédit.
Les premiers à avoir confiné de façon rapide et efficace leur population, ce sont les Vietnamiens en 2003 contre le SRAS, et c’est pourquoi les experts chinois ont conseillé au gouvernement de Xi Jinping d’utiliser cette mesure. On n’a donc aucun recul sur les effets psychologiques d’une telle mesure, sinon peut-être en regardant la façon dont les Vietnamiens l’ont vécue en 2003 - mais ils en ont vu d’autres au cours des cinquante dernières années.
C’est pour cela qu’Emmanuel Macron a utilisé un discours de « guerre », qui justifie le confinement, en plus des modèles épidémiologiques qui montraient le nombre de morts si on ne confinait pas. Comme pour chaque guerre, on entre dans l’inconnu, et on ne sait pas combien de temps cela va durer. On n’a aucun précédent pour en mesurer les impacts sur les individus et les sociétés.
Satsu : Notre société n’a-t-elle pas, en perdant du temps, sacrifié des vies sur l’autel de l’économie ?
Le discours du sacrifice est central depuis le début de cette crise, comme à chaque fois qu’il faut prendre des décisions qui engagent la vie et la mort des populations. Il y a d’abord celui de Xi Jinping qui dit que les médecins chinois se sacrifient pour les patients, que le Hubei se sacrifie pour la Chine en se confinant, et que la Chine se sacrifie pour le reste du monde en prenant des mesures qu’aucun autre Etat ne peut prendre.
Il y a ensuite celui d’Emmanuel Macron ou Giuseppe Conte qui dit qu’on ne peut pas sacrifier la vie humaine au nom de l’activité économique, et celui de Boris Johnson et Donald Trump qui dit qu’on le peut, qu’on a toujours fait cela en Occident, parce que gérer des populations implique de sacrifier les plus faibles.
Ce sont deux conceptions différentes du sacrifice : l’une, chinoise, implique de détruire des vivants dans un moment de changement de mandat céleste (geming, qui signifie aussi révolution) et l’autre, judéo-chrétienne, qui implique de détruire des vivants pour les offrir à un Dieu transcendant qui accepte de substituer des animaux aux humains (c’est la conception pastorale, dont le libéralisme et le républicanisme offrent des versions différentes).
F. P. : Est-ce que la crise ne nous oblige pas à nous défaire de nos préjugés, en particulier ceux touchant les sciences humaines, dont l’anthropologie, sciences inutiles, dit-on ? Ne pouvons-nous pas espérer qu’à son issue, les chercheurs seront davantage reconnus dans leur utilité sociale, et donc, celle-ci mieux comprise ?
Je ne cherche pas à être utile. Mon expertise ne permettra pas de fabriquer un vaccin ou un antiviral. Je cherche à éclairer le débat, à prendre du recul, à mieux poser les questions. C’est l’idéal des Lumières, celui de Voltaire et Rousseau, pas l’utilitarisme de Bentham et Darwin : éviter que ne circulent dans l’opinion publique des erreurs et des superstitions, comme ce que l’on voit en ce moment avec les infox et les charlatans. Mais je me méfie aussi de la prétention des sciences humaines, à dire le vrai, et je ne pense pas qu’elles doivent rivaliser avec les sciences dures dans cette prétention.
Chafir du Bousni : Que dit de notre société occidentale cette incapacité à faire face sereinement à une pandémie de type Covid-19, au point que l’on doive « trier » les malades dans les services de réanimation par manque de lits ?
Il y a des exercices de simulation d’épidémies depuis trente ans permettant de gérer les choix cornéliens que doivent prendre les médecins en situation d’urgence humanitaire. J’en parle dans mon livre, et nous avons fait un livre avec plusieurs collègues anthropologues sur cette question. Mais jusque-là, ces questions se posaient en Afrique et en Amérique du Sud dans des situations de guerre ou de catastrophe naturelle, pas pour une épidémie de maladie respiratoire qui engorge les salles de réanimation.
Lindsey : Selon vos recherches, quelles sont les différentes conséquences d’une catastrophe sanitaire ? Sont-elles modélisables ? Présentent-elles des constantes d’un pays à un autre, d’une époque à une autre ?
Oui, on peut modéliser les effets d’une crise sanitaire, non seulement en comptant les morts et les personnes infectées, mais aussi en comptant le nombre d’années de vie gagnées en comparant les différents scénarios d’intervention (ce sera crucial à la fin de cette crise pour savoir si le confinement a été efficace).
Personnellement, je ne fais pas des modèles (je ne suis pas très bon en chiffres !) mais je fais des tableaux (c’est une déformation que je dois aux anthropologues structuralistes comme Claude Lévi-Strauss et Philippe Descola). Par exemple je compare trois formes d’anticipation du future (les 3 P : prévention, précaution, préparation) et trois techniques de préparation aux catastrophes (les 3 S : sentinelles, simulation et stockage). Cela marche assez bien ! Je vois la réalité empirique s’organiser sous mes yeux à travers les cases de mon tableau, et je me dis que ce n’était pas juste un délire de mon esprit.
PP : Au vu des injonctions parfois contradictoires de nos dirigeants – Restez chez vous, mais allez travailler et continuez à consommer » –, ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui l’intérêt humain s’est effacé derrière l’intérêt économique, et que la crise est un révélateur que nous sommes juste des « Homo Economicus » ?
Sans doute mais l’« homo economicus » est aussi un « homo commercialis », qui a besoin de voir d’autres hommes pour échanger des idées, des mots, des choses. On ne peut pas réduire les besoins humains au fait de survivre, il faut continuer à échanger. Mais l’échange ne se réduit pas à l’économie de marchandises, il y a beaucoup d’autres choses à échanger, comme nous le faisons en ce moment. La notion d’intérêt général a été définie au XVIIIe siècle par Adam Smith, un des fondateurs du libéralisme, justement sur le fait d’échanger des points de vue.