Cette interview date de 2016 mais à l'heure de la crise covid elle reprend du sens :
«Un jour, nous nous demanderons comment nous avons pu vivre sans revenu universel de base»
Philippe Van Parijs, professeur à la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’Université catholique de Louvain, est à Zurich ce jeudi pour parler du revenu inconditionnel de base
Les Suisses voteront le 5 juin sur une initiative populaire réclamant la création d’un revenu de base inconditionnel. L’idée? Attribuer à chaque citoyen, pauvre ou riche, une somme de base, sans contrepartie. Philippe Van Parijs, professeur ordinaire à la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’université de Louvain, observe le débat naissant en Suisse avec enthousiasme. Pour le philosophe qui a fondé le BIEN (Basic income earth network) dans les années 1980, le revenu de base est un vecteur d’émancipation. Il est de passage à Zurich ce jeudi pour croiser le fer avec un opposant à ce projet, l’économiste Reiner Eichenberger*.
Le Temps: Les Suisses votent sur le revenu inconditionnel de base, la Finlande l’étudie et les Pays-Bas le testent dans plusieurs villes. Comment expliquer le retour d’une idée d’ordinaire cantonnée aux sphères philosophiques?
Philippe Van Parijs: Cette idée émerge du constat que le plein-emploi au sens traditionnel est une illusion. Nous n’avons pas les mêmes perspectives de croissance que dans les années 1930. Les pouvoirs publics sont confrontés à un chômage qu’on ne peut espérer résorber par une croissance qui, même si elle était possible, ne serait pas souhaitable. L’emploi a aussi changé de nature. Il y a moins de grandes entreprises avec des milliers d’employés et davantage de travail éphémère, d’indépendants, de temps partiel. Il faut chercher des solutions structurelles adaptées au XXIe siècle.
– En quoi distribuer à chacun un revenu sans condition en serait une?
– Le revenu de base permet d’assouplir les différentes sphères de l’emploi. Il donne la liberté à chacun de faire des va-et-vient entre vie professionnelle, formation et famille, en réduisant volontairement son taux d’activité, par exemple, ou en interrompant son parcours à l’arrivée d’un enfant. Il permet aussi de compléter sa formation, de faire une pause dans son parcours ou de se lancer dans des activités de bénévolat peu rémunératrices. Tout cela favorise l’évolution individuelle et permet de durer plus longtemps sur le marché de l’emploi.
– Le revenu universel ne signifie-t-il pas la fin de l’emploi?
– Non, le revenu universel n’a pas pour vocation de se substituer au travail rémunéré. Ce n’est pas non plus une alternative au plein-emploi, dans le sens de l’emploi à plein-temps pour chacun tout au long de son existence. C’est plutôt la pleine possibilité de l’emploi. Il faut voir cela comme une réforme certes radicale, mais qui serait mise en place petit à petit. Une modernisation du système de prestations sociales.
– En supprimant l’incitation à travailler, on risque plutôt de favoriser l’oisiveté…
– Non, au contraire, du moment que le revenu de base permet aussi de se lancer plus facilement dans une activité aux revenus incertains. Le revenu universel émancipe, permettant de dire non à certaines activités, mais surtout de dire oui à d’autres. Cela ne peut que conduire à un développement plus favorable du capital humain. C’est la raison pour laquelle cette idée est populaire auprès des créateurs de start-up ou dans la Sillicon Valley en Californie, ou on voit le revenu de base comme un «venture capital for the people», un capital-risque à même de favoriser l’audace des entrepreneurs. Quant aux personnes au chômage actuellement, elles sont menacées par l’effet de trappe: si elles acceptent un emploi, même peu rémunéré, elles perdent leur allocation. Introduire un revenu de base sans condition apporte une réponse à ce problème.
– En revanche, cela pose un problème de financement…
– La plus grande partie du revenu universel est autofinancée par la réduction des autres allocations et par la suppression de l’exonération fiscale sur la première tranche de revenu, qui existe dans tous les systèmes d’impôts actuellement. On peut aussi imaginer, comme le proposent les initiants en Suisse, un financement partiel par la TVA. Les plus hauts revenus seraient davantage ponctionnés. Ceux qui y gagnent, à la fin, sont les travailleurs à temps partiel.
– Quel intérêt si ce modèle ne remplace pas toutes les prestations d’aide?
– Le revenu inconditionnel de base est un socle qui se glisse en dessous de l’ensemble de la distribution que l’on connaît dans le système actuel (invalidité, chômage, etc.). Mais il ne peut remplacer intégralement les allocations. Il y aura toujours des personnes qui auront besoin d’autres aides pour échapper à la pauvreté. Ce n’est pas une abolition de l’Etat providence, mais une modernisation du filet social, pour le rendre mieux adapté aux défis du XXIe siècle. Il simplifierait le système et réduirait le nombre de personnes dépendantes.
– Que pensez-vous de la proposition des partisans du revenu de base en Suisse: 2500 francs pour chaque citoyen?
– C’est irréaliste, car trop élevé. Si on prend le montant de l’aide sociale permettant d’assurer une vie digne tel que conçu par la conférence suisse de l’aide sociale, il correspond à 986 francs par mois, soit 15% du PIB par tête. Cette somme serait un point de référence réaliste, compatible avec la formulation de la proposition.
– Qui s’occuperait de tâches peu gratifiantes, mais indispensables à la société?
– Actuellement les emplois les mieux rémunérés sont souvent ceux qui ont la plus grande valeur intrinsèque, ce sont aussi les moins pénibles. Cette situation serait corrigée par l’introduction d’un revenu inconditionnel. C’est un moyen d’accroître le pouvoir de négociation de ceux qui en ont le moins. Ce qui forcerait les industries à améliorer les conditions de ces emplois les moins attractifs, par un salaire plus élevé, ou plus d’autonomie par exemple. Si la femme de ménage qui vient nettoyer l’auditoire est mieux payée que le professeur que je suis, ce n’est pas une mauvaise chose.
– La Suisse risque aussi de se transformer en un pays à deux vitesses, entre ceux qui reçoivent le revenu de base et les immigrés qui viendraient exécuter les tâches ingrates…
– Pour qu’il n’y ait pas d’esclaves importés, cela implique d’accorder le revenu universel à tous les citoyens légalement installés sur le territoire, tout comme l’aide sociale.
– Ce qui rendrait le système extrêmement attractif pour le reste du monde…
– Cette question se pose dans tout système redistributif non assurantiel. Le revenu universel doit être protégé contre l’immigration sélective et donc son accès limité, comme l’est aujourd’hui l’accès à l’aide sociale.
– Cela pose tout de même un problème de justice: comment concevoir qu’une partie de la population dépense pour une autre qui ne travaille pas?
– Ceux qui veulent continuer à gagner plus d’argent continueront à en gagner plus. On considère parfois que seuls ceux qui travaillent doivent avoir accès au revenu. Or ce postulat fait l’impasse sur toutes les activités non rémunérées et néanmoins importantes de chacun, comme s’occuper des enfants. Mais, surtout, c’est une illusion de croire que notre revenu correspond à notre travail effectif. On doit l’essentiel de notre salaire aux circonstances favorables dans lesquelles nous évoluons: à l’accumulation du capital au cours de l’histoire, aux savoir-faire et aux progrès technologiques réalisés par nos sociétés. Seul 10% de notre revenu est le reflet de nos efforts, le reste est un «cadeau» du passé, disait le prix Nobel d’économie américain Herbert Simon. Le revenu inconditionnel de base ne fait que redistribuer plus équitablement ce cadeau.
– Dans quels milieux cette idée trouve-t-elle un écho aujourd’hui?
– Elle rencontre une certaine popularité parmi les décroissants, car elle postule qu’on ne peut fonder nos espoirs sur une croissance infinie. Mais elle plaît à tous les défenseurs d’une liberté réelle pour tous – pas seulement pour les riches. Elle plaît à la gauche libertaire, moins aux travaillistes et à la gauche attachée au rôle de l’Etat. Elle a séduit ceux qui, après la chute du mur, ont vu que le socialisme n’a pas d’avenir dans une société capitaliste et qui cherchent une autre voie possible, entre le néolibéralisme d’un côté et les vagues tentatives de combler les brèches de l’autre. Aujourd’hui, le revenu de base est aussi soutenu par des patrons, comme Götz Werner en Allemagne, propriétaire de la chaîne de drogueries dm, ou par le think tank libéral Génération Libre en France.
– Est-ce une tentative de mettre fin au capitalisme?
– C’est plutôt une voie capitaliste vers l’idée communiste d’une société où chacun contribue volontairement selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. L’un des premiers à défendre cette idée a été le spécialiste de médecine sociale néerlandais, Jan Pieter Kuiper. Il voyait des patients malades de trop travailler et d’autres souffrant au contraire de ne pas trouver d’emploi. Le revenu de base permet de s’attaquer simultanément à ces deux pathologies.
– Une utopie?
– C’est une utopie pour le temps présent. Mais le système d’assurances sociales introduit par Bismark au 19e siècle était une utopie bien plus radicale, c’était le premier système de solidarité organisé par l’Etat. Un jour, j’en suis convaincu, on se demandera comment on a pu vivre aussi longtemps sans ce socle.