Un article militant mais intéressant...
Travailler plus, gagner plus: peut-on vraiment l'appliquer aux profs?
J'ai choisi pour ce post le plus casse-gueule des sujets : les profs. Autant dire que je m'attends à finir badigeonné de goudrons et de plumes ou crucifié au premier lampadaire public. J'annonce tout de suite la couleur : je suis assez ignorant concernant l'éducation nationale et son fonctionnement. Je connais peu de profs et d'assez loin, ma fille ne fréquente encore que la maternelle et ma dernière visite d'un lycée ou d'un collège date de 25 ans quand j'y usais mes fonds de culottes. Bref, je suis béotien en la matière ou encore dans la position du citoyen-électeur, ce qui revient en somme au même. Ajoutons enfin que j'ai du respect pour les profs, notamment de collège ou lycée et que je ne me verrai pas enseigner les tourments de Madame Bovary à des ados bourrés d'hormones, tenant difficilement plus de 15 minutes en place, gloussant en s'envoyant des SMS pour savoir à qui ils rouleront une pelle à la prochaine récré. Et, comme tout le monde, je souhaite la meilleure école pour ma progéniture. Ceci dit, la proposition de Sarkozy de faire travailler plus les profs (3h devant les élèves, 8h au total par semaine pour 25% de salaire en plus), m'a interpellé. Certes, en ces temps de campagne électorale et commençant à connaître le Président-candidat, je suis méfiant. Mais la question fait écho à une interrogation que je me pose depuis longtemps : sachant que les profs sont (à mon avis) notoirement mal payés, n'y-a-t-il pas une marge sur le temps de travail ?
L'éternel problème
C'est l'éternel problème: un prof certifié doit faire 18h/semaine, un agrégé 15h. Quid du reste? Sans compter les vacances (2 semaines toutes les 8 semaines) et les grandes vacances. Se multiplient dès lors les témoignages de profs faisant largement les 35 ou 39h hebdomadaires tel ce prof de philo quinquagénaire de la Creuse qui affirme faire... 57 heures par semaine. Reste quand même une suscpicion largement répandue: tous les profs font-ils autant d'heures? Si l'on prend le calendrier scolaire 2011/2012, on compte 17 semaines de vacances. Il reste donc 35 semaines. Un professeur certifié doit donc faire devant les élèves 35 x 18 = 630 heures annuelles. La durée annualisée du travail pour le commun des mortels sur la base de 35h est, elle, de 1.607h.
Bon, pour les vacances d'été, les profs sont payés sur 10 mois. Ce qui veut dire que, à salaire de référence égal avec un autre poste de la fonction publique, il ne sont payés que 10/12ème. Il ne s'agit cependant là que d'une modalité de calcul. L'essentiel est de regarder ce qu'ils sont réellement payés. Les enseignants débutants certifiés du secondaire gagnaient il y a encore peu environ 1.700 bruts par mois (1.411 €/nets/mois). Luc Chatel a annoncé que ces émoluments devraient passer à 2.000 euros bruts par mois (soit environ 1.660 € nets / mois). En milieu de carrière, ce salaire atteint 1.900€ nets puis 2.500€ en fin de carrière. Appliquons la règle du 10/12ème et regardons ce que cela donnerait en "équivalent brut dans le privé" :
* En début de carrière : 1.660 x 12/10 / 0,78 (taux de charge dans le privé) = 2.550€ bruts/mois = 30.600€ bruts/an (notons qu'actuellement, l'annonce de Luc Chatel n'étant pas encore rentrée dans les faits, cela tourne plutôt autour de 26 k€ bruts/an)
* En milieu de carrière : 1.900 x 12/10 / 0,78 = 2.923 € bruts/mois = 35 k€ bruts/an
* En fin de carrière : 2.500 x 12/10 / 0,78 = 3.846 € bruts/mois = 46 k€ bruts/an
Si l'on compare avec le privé (en gardant en tête que le calcul de la retraite est plus favorable dans le public que dans le privé), on se rend compte de la chose suivante :
1. Les professeurs, en début de carrière, sont payés de façon correcte (et d'autant plus si les promesses de Chatel s'appliquent) pendant les 10 mois où ils travaillent. Evidemment, les 2 mois restants (vacances d'été) font baisser le traitement annuel mais c'est logique
2. Au fur et à mesure de l'avancement de la carrière, les salaires deviennent comparativement plus faibles que les postes du privé à qualification égale
Donc les salaires des professeurs débutant sont tout à fait acceptables. Ce qui les rend difficile à vivre (notamment pour se loger et encore plus à Paris), c'est l'amputation des deux mois de congés d'été. Mais il y a un vrai problème d'évolution lors de la carrière.
Revenons sur le temps de travail, en partant du principe que le temps de travail des profs devrait être de 35h hebdomadaires. Une fois ôtés ces 2 mois d'été, les professeurs sont donc censés travailler 1.607 heures x 10/12 = 1.339h. Ils passent 630h devant les élèves. Il reste donc 709h sur 10 mois (71h par mois). Temps qui est occupé par la préparation des cours, par les réunions de parents d'élèves, la coordination, la correction des copies. Jusqu'à quel point? Le gros problème, c'est qu'une bonne partie de ce temps est effectué hors les murs de l'école. Et alors me direz-vous? A l'heure où se développe le télé-travail, l'école est pionnière! Mais cela alimente le soupçon. On se rappelle de Ségolène Royal surprise par une vidéo diffusée à son insu, déclarant que les enseignements devaient faire 35h dans les murs de l'école. Et ce soupçon est renforcé (dans mon cas en tout cas), par le refus systématique des syndicats d'enseignants d'envisager d'augmenter le nombre d'heures dans les murs des collèges et des lycées. Invoquer comme ils le font le manque d'immobilier est un faux-nez (ils pourraient très bien demander aux départements et aux régions d'agrandir les lycées).
Profs et productivité
Alors cela n'est pas ici que je trancherai le débat sur le fait que ces 709h sont effectuées ou pas. Déjà, je pense qu'il y a un manque d'évaluation, notamment au niveau local (par les proviseurs), du travail effectif réalisé par les professeurs. Si je n'ai guère de connaissance dans le mode éducatif, j'en ai un peu dans les RH. Sur les centaines de milliers de professeurs, il me semble possible de dire, sans prendre de grands risques, que certains travaillent (bien) plus que ces 709h et d'autres (bien) moins. C'est ni plus ni moins que la nature humaine.
Alors nous allons revenir à un peu de théorie. Les salaires sont très liés à la productivité. Un salarié est globalement payé selon la valeur qu'il produit (ceci est plus ou moins vrai, les salaires sont aussi le fruit d'une échelle construite socialement). Surtout, l'augmentation des salaires (ou plus exactement du pouvoir d'achat) est liée à l'augmentation de la productivité. Pour que le pouvoir d'achat des Français augmente, il faut que chaque français produise, en moyenne, un peu plus, et donc que la productivité augmente. C'est aussi vrai à titre individuel. Si les salaires augmentent (plus vite que l'inflation) souvent au cours de la vie, c'est qu'en général la productivité de l'individu augmente au cours de sa carrière (soit via une efficacité accrue sur une tâche —l'expérience— soit via le passage à un poste supérieur à valeur ajoutée plus élevée).
Pour les profs, c'est plus compliqué. Ils sont victimes du "paradoxe du comédien" que j'avais déjà évoqué dans un post précédent. Un comédien de 2012 n'est pas plus productif qu'au temps de Molière. Et pourtant, il touche bien plus qu'à l'époque (et heureusement). Dans un autre ordre d'idée, un coiffeur de Paris n'est guère plus productif que son homologue à Bagdad. Et pourtant, il gagne bien plus. C'est que les coiffeurs ou les comédiens vivent au milieu des autres et que leur salaire ne peut être déconnecté.Il doit donc augmenter à peu près aussi vite que les autres salaires même si la productivité n'augmente pas. Et donc un comédien de 2012 coûte bien plus cher à un théâtre qu'au temps de Molière et le théâtre ne peut survivre que subventionné.
C'est le cas pour les profs. Un prof de 2012 est-il beaucoup plus productif que le même en 1960? Evidemment, il a de meilleurs supports pédagogiques mais ça ne change pas tant que ça. Donc un prof de 2012, pour avoir le même pouvoir d'achat relatif (c'est-à-dire vis-à-vis des autres professions), coûte beaucoup plus cher qu'un prof de 1960. Ce qui explique à la fois les salaires trop bas des profs, le fait que ceux-ci aient reculé dans l'échelle globale des salaires et le coût très élevé de l'éducation nationale.
Là encore, pas grand chose à faire. C'est une donnée à prendre en compte. Mais il reste malgré tout une chose. Sur nos fameuses 709h de travail non effectuées devant les élèves, on peut ici imaginer qu'il y a des gains de productivité. Pas forcément à l'échelle collective mais à l'échelle individuelle. Une bonne partie de ces heures est consacrée à la préparation des cours. Or, on peut imaginer qu'une préparation de cours prend beaucoup plus de temps à un débutant qu'à un professeur très expérimenté. Comme dans d'autres métiers, il y a gain d'expérience et donc gain de productivité. On peut dès lors imaginer que les jeunes professeurs dépassent les 709h mais que les professeurs plus expérimentés sont en-dessous.
On a donc une situation où les jeunes profs sont correctement payés (relativement parlant) mais croulent sous le travail et où les profs expérimentés sont sous-payés mais moins surchargés (relativement parlant). Dès lors, la proposition de Nicolas Sarkozy me semble inadaptée. Il paraît plus judicieux de moduler le temps de travail au cours de la carrière. On pourrait par exemple descendre de 18h à 12h le temps de cours des certifiés débutants et faire monter ce temps à 25h avec l'expérience (en prévoyant une redescente en fin de carrière en réorientant vers des activités de soutien par exemple). Le tout en revalorisant la progression des salaires des professeurs. Ceci ne permettra pas de gagner un sou sur le budget de l'éducation nationale, certes. Mais rendrait aux professeurs une vraie perspective salariale et une place plus juste dans l'échelon des rémunérations.