Sujet tabou par excellence (bien plus que le sexe ou le fric en France), voici une belle interview parue aujourd'hui dans le monde: http://www.lemonde.fr/societe/article/2 ... _3224.html
"Beaucoup d'enfants croient que le suicide va être une solution"
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et théoricien de la résilience, auteur d'un rapport sur le suicide des enfants | LEMONDE.FR | 11.10.11 | 13h19
Ana : Quelle est la différence entre le suicide des enfants et celui des adultes ? Pourquoi doit-on les aborder différemment ?
Chacun donne au mot suicide une signification différente, chaque culture aussi. Lorsqu'une personne âgée veut se suicider, la mort est presque réelle, elle est proche. Lorsqu'un adolescent veut se suicider, très souvent, il veut tuer une manière de vivre, il veut la suicider.
Et quand un enfant se suicide, c'est rarement cette signification qu'il attribue au mot mort. La plupart du temps, il veut régler un problème environnemental, une dispute de ses parents, une mauvaise note à l'école, et cela provoque une telle intensité émotionnelle, qu'il n'a pas appris à maîtriser quand il était petit ou nourrisson, il passe à l'acte pour régler ce problème.
Tom : Comment faire, lorsqu'ils n'osent ou ne veulent pas ou ne savent pas exprimer leur souffrance ?
Il y a une très petite minorité d'enfants qui sont étonnamment fascinés par l'idée de se donner la mort. C'est effrayant pour les adultes qui les entourent. La plupart du temps, ce sont des enfants qui ont été en privation sensorielle précoce au cours des premiers mois de la vie à cause d'une maladie de la mère, d'une dépression, d'un accident de l'existence.
Quand ces enfants n'ont pas appris à s'exprimer, ils ne sont pas sécurisés. La meilleure prévention, c'est d'offrir à nos nouveau-nés une stabilité affective et plus tard, de leur apprendre à s'exprimer et d'organiser autour d'eux des rites sociaux, des accueils, des lieux de parole où ils pourront dire ce qui ne va pas et peut-être trouver une réponse. Donc la solution des suicides d'enfants est essentiellement psychosociale.
Emilie : Comment faire lorsqu'on les entend dire "je ne m'aime pas !" ?
C'est une phrase très fréquente, surtout chez les adolescents. Les filles font dix fois plus de tentatives de suicide que les garçons, et ceux-ci aboutissent dix fois plus que les filles au suicide. L'image de soi résulte d'une difficulté de développement. Certains enfants ont une image d'eux-mêmes dévalorisée, et ce n'est pas parce qu'on les a dévalorisés, c'est parce qu'il y a eu une souffrance autour d'eux, donc ils sont privés de bases de sécurité.
Ils n'ont pas acquis la confiance en eux, et en cas des inévitables petits malheurs de l'existence, ils se dévalorisent eux-mêmes parce qu'ils n'ont pas acquis la confiance en eux.
Mei-Mei : N'est-ce donc pas pour faire envoler des souffrances plutôt que sa propre vie ?
C'est exactement cela. Beaucoup d'enfants ou d'adolescents croient que le suicide va être une solution à leurs souffrances, et ils trouvent cette issue fatale alors qu'il y a bien d'autres solutions. Mais au moment où ils souffrent, ils croient que c'est la seule solution. Il faut souligner que le suicide est une crise. Une fois qu'on a trouvé une solution, souvent bien plus facile que ce qu'on croit, on est content de ne pas être passé à l'acte. Très souvent, le suicide correspond à un moment de solitude.
Pierre-Yves : Vous avez développé le concept de "résilience", mais comment est-il possible que la souffrance puisse être un terrain favorable à une reconstruction de soi ?
S'il y a un besoin de reconstruction, c'est qu'auparavant il y eu une destruction. Or les traumatismes dans la vie sont fréquents. Quand j'ai commencé mes études, on m'a dit que ces gens traumatisés étaient perdus. Et même quand on a travaillé en Amérique du Sud ou en Roumanie avec les enfants abandonnés, c'est nous qui nous sommes fait agresser, car on nous disait : ces enfants sont foutus. C'est une prophétie autoréalisatrice, on crée ce qu'on craint.
Si on pense que ces enfants sont foutus, on ne s'en occupe pas. Alors que les théories de la résilience démontrent que dès qu'on s'en occupe, ils reprennent instantanément leur développement. Les effets seront plus tardifs, mais le processus de développement commence dès qu'on s'occupe d'eux.
Shankar Ratiney : Quelles sont les causes reconnues de suicides chez les enfants ? Y a-t-il des statistiques à ce sujet ?
Oui, il y a des statistiques. Chez les enfants prépubères, l'Inserm a recensé en 2010 27 suicides d'enfants. Sur ces 27, 4 ou 5 étaient des enfants abandonnés, agressés physiquement ou sexuellement. Les 20 autres à peu près étaient des enfants qui s'étaient développés au cours des premiers mois de leur vie dans une niche sensorielle appauvrie. C'est-à-dire qu'autour d'eux, il n'y avait personne parce que les parents souffraient, étaient malades, précaires socialement... Ces enfants, à cause du malheur parental, n'avaient pas acquis la possibilité de maîtriser leurs pulsions. Et quand arrive l'inévitable petite frustration de la vie quotidienne, pour eux, c'est une violente émotion qu'ils ne savent pas contrôler.
Laurylyan : Est-ce un phénomène qui a pris de l'ampleur au cours des dernières décennies du fait de nos mutations sociales et/ou civilisationnelles ?
C'est une question passionnante. En effet, on constate que l'amélioration technologique favorise l'isolement sensoriel dont je parlais. Les parents sont au loin, au travail, ou devant des machines, et l'enfant se retrouve en situation d'appauvrissement sensoriel. Donc il a acquis une vulnérabilité émotionnelle, et en cas de petit malheur, pour lui, c'est un gros malheur, c'est une alerte qu'il ne sait pas maîtriser.
Et on voit, par exemple, que l'urbanisation en Chine a provoqué une flèche étonnante de suicide chez les filles. On voit que les mutations récentes au Canada ont multiplié par trois le suicide des garçons. On voit que dans les pays en guerre, les garçons sont héroïsés, donc encouragés à prendre des risques parfois mortels. Alors que les filles sont encouragées à la solidarité, et quand un pays est en guerre, ce sont les femmes qui font marcher le pays pendant que les hommes sont sacrifiés.
Guest : Pensez-vous que l'influence des réseaux sociaux et autres moyens de communication numérique joue un rôle dans l'augmentation du nombre de suicide chez les enfants ?
Les deux. On trouve sur Internet des conseils pour se pendre, et c'est arrivé. Mais on trouve aussi sur Internet des adresses, des numéros de téléphone, ou même le simple fait de s'exprimer, qui peuvent avoir des fonctions tranquillisantes. On ne connaît pas encore les résultats épidémiologiques, mais on sait qu'on y trouve les deux forces opposées : parfois encourager le suicide, et souvent, l'empêcher.
Shankar : De nombreuses études en éthologie ont démontrées que des conditions sensorielles appauvries durant les premiers mois de la vie avaient un impact considérable sur le développement du jeune animal, notamment au niveau émotionnel. Y a-t-il des études similaires chez l'homme ? De même, a-t-on déjà entendu parler de "suicide" chez le jeune animal ?
C'est à partir de l'éthologie que les travaux actuels ont été faits sur le suicide. C'est ainsi qu'ont démarré les théories de l'attachement, à partir de l'éthologie animale. On peut faire des expérimentations sur les animaux, où les accidents de la nature sont des équivalents d'expérimentation, et on voit qu'un petit mammifère isolé manifeste de très gros troubles du développement neurologique, il y a des atrophies de certaines zones cérébrales. Il y a même eu en 1983 un Prix Nobel pour cela, l'atrophie cérébrale provoquée par une carence sensorielle.
Et quand cette atrophie est bifrontale, le jeune animal ne peut pas contrôler ses impulsions, il a toujours peur, il se bagarre toujours, et est donc mal accepté par le groupe, est toujours en alerte, et un jour ou l'autre, il mourra de mort violente. Chez les animaux, on sait que cela entraîne aussi de très graves troubles hormonaux. Donc ce modèle animal est heuristique : il sert d'hypothèse au monde humain.
Et sans difficulté, comme je l'ai fait, on constate qu'en Roumanie, où les enfants ont été isolés sensoriellement à cause de décisions politiques de Ceaucescu, tous ces enfants avaient une atrophie fronto-limbique. Ils ne savaient pas maîtriser leurs impulsions, ils avaient peur de tout et s'auto-agressaient à la moindre émotion. On peut parler d'auto-agression chez les animaux et chez les humains, mais on ne peut pas parler de suicide chez les animaux, car pour cela il faudrait qu'ils aient conscience de la mort. Or, comme nos bébés, ils n'ont pas la représentation du temps irréversible. Donc ils s'auto-agressent, peuvent se tuer, mais on ne peut pas parler de suicide, comme chez nos petits-enfants. Ce qui n'est pas le cas pour les adolescents, même si un adolescent qui se suicide veut en fait supprimer sa vie douloureuse et pas vraiment mourir.
Sonamal : A-t-on une idée des signes avant-coureurs du passage à l'acte ?
Parfois oui, souvent non. Quand un enfant a été abandonné, agressé physiquement ou sexuellement, il est terriblement mal, et là, il y a des signes avant-coureurs, qui sont des signes de la dépression ou de graves troubles du développement.
La plupart du temps, ces enfants ne sont pas déprimés, et ils passent à l'acte de manière soudaine, et pour les adultes et la famille, c'est un coup de fusil dans la tête. Car l'impulsivité des petits est si rapide qu'elle surprend tout le monde.
Guest : J'ai souvent mon fils de 9 ans qui me dit lorsqu'il est frustré "Elle est moche la vie", pourtant c'est un enfant équilibré, par contre très émotif, dois-je m'inquiéter ?
En effet, c'est un enfant équilibré, c'est un enfant émotif, et pour ne pas s'inquiéter, il suffit d'organiser autour de lui un système à attachements multiples : la mère, le père, la tante, les cousins, les copains, le chien, qui a un rôle important pour apaiser les émotions et pour apprendre à parler. Il faut aussi ralentir le sprint scolaire et engager l'enfant dans des activités sportives, artistiques, affectives, et à ce moment-là, un enfant bien développé, équilibré et émotif se développera bien.
Muliette : Comment se relever après le suicide d'un enfant ?
C'est effectivement une question très douloureuse, car les parents sont assassinés mentalement. Ceux qui s'en sortent n'oublient pas, ce n'est pas possible, mais ils peuvent peu à peu moins souffrir en s'engageant et en se rendant utiles et dans beaucoup d'associations, ces bénévoles sont très souvent très compétents et très utiles, associés aux chercheurs et aux universitaires, pour comprendre et empêcher le suicide.
On a fait beaucoup d'évaluations qui montrent que ces bénévoles sont très utiles : dès que ce genre d'association se développe, le chiffre des suicides baisse beaucoup. Cela ne va pas rendre l'enfant, cela ne va pas supprimer le chagrin des parents, mais ils seront moins malheureux en se rendant utiles.
A. : Serait-il judicieux d'avoir une discussion (préventive) avec son enfant ? A quel moment prévoir une telle discussion (quand son enfant pose des questions sur la mort par exemple) ?
Il est important d'en parler et d'expliquer que la mort, ça fait partie de la vie. Mais je pense que la culture devrait jouer ce rôle. On montre aux enfants des dessins animés, on leur raconte des contes, plus tard on parle de livres, et c'est à l'occasion d'un roman ou d'un film que les parents peuvent expliquer presque en souriant, pour ne pas en faire une tragédie : "Eh bien voilà, la mort, ça fait partie de la vie".
Chat modéré par Sylvie Chayette et Marlène Duretz