Point de vue. Il faut que la France adopte le "capitalisme naturel", par Amory Lovins et Lionel Bony, Le Monde, 09/05/09
La crise economique actuelle montre les limites d'une approche centree sur les gains financiers a court terme au detriment de la prosperite a long terme. Le capitalisme traditionnel n'attribue de valeur qu'a deux sortes de capital, l'argent et les biens produits, mais ignore la valeur de deux autres formes de capital, les hommes et la nature. Or utiliser et faire fructifier les quatre types de capital (l'argent, les biens produits, les hommes et la nature) permet aux entreprises de gagner plus d'argent tout en contribuant au bien-etre general, present et futur.
Ce changement d'approche peut passer par l'adoption du "capitalisme naturel" (Natural Capitalism), un concept propose il y a dix ans par Hunter Lovins, Paul Hawken et l'auteur de ces lignes. La transition vers le capitalisme naturel implique quatre mutations dans nos pratiques industrielles et commerciales :
1. Une augmentation drastique de la productivite des ressources naturelles : reduire le gaspillage qui caracterise les flux de matieres premieres, depuis leur extraction ou leur recolte jusqu'a la fin de vie des biens de consommation represente une opportunite economique importante. Les entreprises qui repensent fondamentalement la maniere dont elles concoivent leur systeme d'approvisionnement et leur modele de production peuvent ameliorer la productivite des ressources naturelles qu'elles utilisent 5, 10, voire 100 fois, par rapport a leurs concurrents.
Un projet recent du Rocky Mountain Institute pour une entreprise gerant des centres de donnees illustre cette idee. Le nouveau centre de donnees que nous avons concu consomme 75 % d'electricite en moins, coute 10 % de moins a construire et bien sur beaucoup moins en fonctionnement ; il generera plus de revenus par serveur et par unite de surface qu'un centre de donnees classique. Inaugure en septembre prochain, ce centre permettra a l'entreprise de repondre a la demande de ses clients de maniere plus rentable ; il lui servira de modele pour la renovation de ses centres existants ; il lui permettra de reduire son empreinte carbone.
2. Une transition vers des modeles de production inspires par la nature : le capitalisme naturel ne vise pas simplement a reduire les dechets, il propose d'eliminer la notion meme de dechets. Cette ambition peut etre realisee par la mise en place des systemes de production "circulaires", calques sur ce qui se fait dans la nature, ou tout produit en fin de vie devient un element nutritif pour l'ecosysteme, ou pour la fabrication d'un autre produit.
Un bon exemple de ce concept est celui de Patagonia, un des leaders des vetements de montagne aux Etats-Unis. En 2005, la societe a lance en collaboration avec Teijin, un fabricant japonais de tissus et fibres, un programme qui permet la reprise et le recyclage de ses vetements en polyester. Ce programme invite les consommateurs a rapporter au magasin leurs vetements uses. Ceux-ci sont a leur tour tisses en vetements de qualite identique a ceux fabriques a partir de la matiere premiere initiale. Les vetements fabriques a partir de fibres recyclees economisent 76 % de l'energie et 71 % des gaz a effet de serre par rapport au cycle de production de vetements traditionnels.
3. La mise en place de modeles economiques bases sur les services : les modeles economiques traditionnels sont centres sur la production et la vente de marchandises. Avec le capitalisme naturel, la valeur provient plutot d'un flux constant de services allant de l'entreprise au consommateur. Un bon exemple de ce modele est la "servicization" des produits chimiques (chemical servicization), ou le fournisseur ne vend pas les produits chimiques eux-memes, mais le service qu'ils rendent.
La remuneration du prestataire est alors liee a la quantite et la qualite des services fournis, et non au volume de produits chimiques vendus. Lorsque Raytheon, un des principaux sous-traitants de la defense aux Etats-Unis, a decide d'adopter ce type de contrat avec le fabriquant de produits chimiques Haas TCM, l'entreprise a reduit ses achats et couts de gestion de produits chimiques de 30 % a 40 % ; elle a diminue ses dechets chimiques de 85 % ; elle a pratiquement elimine l'utilisation de solvants et de composes organiques volatils ; elle a economise 400 000 dollars en couts de fonctionnement annuels.
4. Un reinvestissement dans le capital naturel : en fin de compte, les entreprises doivent contribuer a restaurer, maintenir, et developper les ecosystemes de la planete afin qu'ils puissent continuer a fournir leurs services essentiels et a maintenir le stock de ressources biologiques irremplacables. Cette mutation est susceptible de creer d'innombrables opportunites economiques. Par exemple, en 2002, la ville de New York a pu eviter de depenser 5 milliards de dollars en investissant dans un programme peu couteux de restauration ecologique du bassin versant des Catskills Mountains ou la ville s'approvisionne traditionnellement en eau, plutot que dans la construction d'une nouvelle station d'epuration.
En depit de ces succes ponctuels, on reste encore loin d'une transformation de notre modele economique. La plupart des entreprises se comportent toujours comme si les hommes constituaient le facteur de production rare et la nature le facteur de production abondant, a l'image de ce qui etait le cas lors de la premiere revolution industrielle. Or le facteur rare a change depuis le XVIIIe siecle : de nos jours, les hommes ne sont pas rares, mais la nature l'est devenue. Ce changement de paradigme s'observe en priorite dans les secteurs qui dependent directement de la bonne sante des ecosystemes.
On voit par exemple l'industrie de la peche contrainte desormais par le nombre de poissons plutot que par la capacite des bateaux, comme l'illustre actuellement la crise des quotas de peche. Contrairement a ce qui etait le cas pour les facteurs traditionnels de la production industrielle, le capital et la main-d'oeuvre, les facteurs ecologiques et biologiques limitatifs ne peuvent etre substitues l'un a l'autre. Ainsi, il n'existe pas de technologie ou d'investissements qui puissent se substituer a un climat stable ou a une biosphere productive.
Le capitalisme naturel s'attaque a ces problemes en reconciliant les objectifs economiques et ecologiques. La France a une occasion unique d'adopter ce nouveau modele. La capacite de ce pays a mettre sur le marche des innovations aussi interessantes que le Velib', couplee a certaines interventions intelligentes du gouvernement telles que le bonus-malus (un concept que nous avions invente au debut des annees 1970) montrent un esprit de projet et un pragmatisme certain dans sa mise en oeuvre.
En mariant sa longue tradition d'innovation et de prouesses techniques, avec son intention plus recente de concilier economie et environnement (dont avait semble-t-il temoigne le Grenelle de l'environnement), la France peut devenir le chef de file dans l'adoption du capitalisme naturel. Ainsi renforcerait-elle considerablement la competitivite de son economie, la prosperite de ses habitants et la securite de son appareil productif. Elle contribuerait de maniere decisive a la sauvegarde d'une planete vivable pour l'espece humaine.
Amory Lovins est cofondateur, president et directeur scientifique du Rocky Mountain Institute, centre de recherche americain sur l'energie. Lionel Bony est directeur au Rocky Mountain Institute.