S'ils ne tuent pas Obama...
Le grand écrivain de la gauche américaine analyse les enjeux de la campagne présidentielle et voit en Barack Obama un nouveau Robert Kennedy par Russell Banks
Le Nouvel Observateur. - Il y a dix-huit mois, vous aviez déclaré dans notre journal que l'élection à la Maison-Blanche se jouerait entre John McCain et Barack Obama. Alors, qui va gagner ?
Russell Banks. - C'est beaucoup plus difficile à dire. Même si Hillary Clinton reste une candidate puissante, soutenue par la machine démocrate et par des moyens financiers colossaux, Barack Obama a su réconcilier toute une génération de jeunes Américains avec la politique, qui jusque-là ne leur inspirait que dégoût et cynisme. Ils étaient persuadés que leur vote ne pouvait rien changer. Je n'ai pas vu d'homme politique américain provoquer un tel enthousiasme dans la jeunesse depuis Robert Kennedy, en 1968, avant son assassinat. Personne depuis Bobby Kennedy n'était ainsi parvenu à rallier les riches et les pauvres, les Blancs, les Noirs et les Hispaniques, dans une coalition sans équivalent depuis Franklin Roosevelt. Je crois donc à une victoire possible d'Obama. Mais je n'oublie pas qu'il y a juste quarante ans Robert Kennedy a été assassiné, la même année que Martin Luther King, et cela m'inquiète. Obama a presque trop de charisme, de visibilité, de capacité à rassembler; or les Etats-Unis détiennent le record mondial du nombre d'armes par habitant, et manifestent une propension à la violence sans égale dans le monde occidental. Il y a tellement de fous en liberté qui seraient prêts à sacrifier leur vie pour accéder à l'immortalité. Rien qu'en février on a assisté à pas moins de six massacres dans des lycées et des universités, qui se sont systématiquement conclus par un suicide : il y a des gens qui sont prêts à se tuer, ou à se faire tuer, rien que pour pouvoir en tuer d'autres. L'Amérique possède sa propre variété de kamikazes, et cela me terrifie.
Bien que je ne partage pas toutes les idées d'Obama, le phénomène me passionne. Sur bien des points je le trouve trop modéré. Mais c'est justement son centrisme qui lui permet de ratisser large. Même ma mère, chrétienne évangélique de 94 ans qui a toujours voté républicain, se demande cette fois-ci pour qui elle va voter. Elle qui n'a jamais eu d'amis noirs, jamais eu de contact avec des Noirs autres que mes propres amis, n'a pas peur d'Obama. Logiquement, elle devrait voter pour McCain, parce qu'il est républicain et qu'il lui semble honnête, mais à ma grande surprise elle se sent attirée par Obama.
N. O. - Et les Etats-Unis changeraient radicalement d'image aux yeux du monde !
R. Banks. - Absolument. Les jeunes Américains sont conscients que notre pays est devenu un épouvantail aux yeux du monde, et ils le déplorent. Ils veulent saisir cette chance de redevenir fiers de leur pays. Toute leur vie, ils se sont trouvés sur la défensive : les moins de 30 ans n'ont vraiment connu que la présidence Bush; même Bill Clinton n'est pour eux qu'un vague souvenir. Nous vivons donc un moment exaltant. Nous nous trouvons à la croisée des chemins : si Obama est désigné comme candidat démocrate, cela redonnera l'espoir à une jeunesse américaine désabusée et pessimiste; mais s'il est battu par McCain ou assassiné, la désillusion sera pire encore, à la mesure des espérances suscitées. Les Etats-Unis sombreraient dans le désespoir et la négativité. Ce serait un retour aux affaires courantes, sans idéal, qui ne susciterait que désaffection et résignation, et où l'opposition s'accompagnerait d'un sentiment d'impuissance. Et si c'est Hillary Clinton qui l'emporte au sein du Parti démocrate, alors la coalition populaire rassemblée autour d'Obama ne tardera pas à éclater.
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