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La course à la fusion nucléaire
Le rêve de l’énergie illimitée et propre issue de la fusion nucléaire échappait à l’homme depuis un demi-siècle. Mais des start-up, financées par les plus grands noms de l’économie numérique, la promettent d’ici à dix ans.
New York, 2050. Le plasma d’hydrogène vient de s’enflammer à 150?millions de degrés Celsius. Les atomes d’hydrogène fusionnent et dégagent une immense quantité d’énergie. Le réacteur, qui abrite la réaction thermonucléaire, a la taille d’un conteneur de semi-remorque. Malgré ses dimensions modestes, il alimente près de 150 000 foyers. Plus loin, un réacteur identique pousse un cargo géant de 200 000 tonnes à l’assaut des océans. À quelques centaines de kilomètres dans le ciel, une navette spatiale accélère. Propulsée par la fusion nucléaire, elle rejoindra Mars en à peine un mois. Six fois plus vite que les sondes traditionnelles !
La mise au point, entre 2025 et 2050, d’une multitude de petits réacteurs à fusion nucléaire par des sociétés nord-américaines est une révolution. En reproduisant la réaction qui a lieu au cœur du Soleil [lire ci-contre], le monde peut désormais produire une grande quantité d’électricité à partir d’un combustible quasi illimité, l’hydrogène, sans engendrer de gaz à effet de serre ni de déchets. De l’autre côté de l’Atlantique, à Cadarache (Bouches-du-Rhône), Iter, avec son gigantesque tokamak, l’installation capable de produire les conditions pour obtenir la fusion, est à l’arrêt. Ce mégaprojet, financé par sept pays et l’Union européenne, est entré en service en 2025. Il a réalisé ses premières fusions en 2029, offrant une compréhension inédite de la physique des plasmas à la communauté scientifique. Mais trop coûteux, trop complexe, il n’est jamais devenu le modèle préindustriel escompté.
Science-fiction ? Bien sûr ! Mais ce scénario optimiste nourrit les ambitions d’une nouvelle génération d’entrepreneurs. Dans les années 1950, le monde de la physique promettait la fusion avant l’an 2000… Mais face à un défi technologique immense et à la concurrence de grands projets (comme l’Initiative de défense stratégique, la fameuse Guerre des étoiles lancée par le président Ronald Reagan en 1983, qui a monopolisé beaucoup de cerveaux), la fusion semblait tombée dans les oubliettes de l’histoire.
Le pari de la nouvelle économie
Aujourd’hui, elle renaît de ses cendres, sous l’impulsion de start-up, aux États-Unis et au Canada, qui construisent dans leurs garages les prototypes de futurs réacteurs à fusion. Leurs noms : General Fusion [lire page 34], Helion Energy, Tri Alpha Energy. D’illustres inconnues. Pourtant, avec quelques dizaines de salariés, des budgets de moins de 100?millions de dollars et des petites machines, ces start-up prétendent pouvoir dépasser le réacteur Iter, en cours de construction à Cadarache, avec ses 23 000 tonnes et son budget de 15?milliards d’euros [lire page 38]. Mieux ! Là où Iter annonce des premières expérimentations pour 2025-2030, elles prévoient de livrer des réacteurs fonctionnels et commerciaux dès 2025 ! Fol espoir pour certains, arrogance pour d’autres… Sauf qu’en septembre dernier, la société californienne Tri Alpha a bluffé le monde entier. Elle venait de confiner un plasma de 10?millions de degrés Celsius pendant cinq millisecondes dans un réacteur utilisant un champ magnétique inversé, une technologie complètement différente de celle d’Iter. Une performance modeste, mais qui ne semblait jusque-là qu’à la portée des grands groupes de recherche.
Tri Alpha veut mettre en œuvre une fusion complexe sans production de neutrons, qui finissent par endommager les réacteurs. Cette fusion nécessite des températures de l’ordre de 300?millions de degrés Celsius, le double de la fusion traditionnelle. « Cette réaction de fusion est idéale, mais inaccessible aujourd’hui. L’idée est encourageante, mais nous en sommes encore loin », tempère Frank Carré, directeur scientifique de la direction de l’énergie nucléaire au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). « Dix millions de degrés pendant cinq millisecondes, c’est bien… mais les tokamaks le faisaient déjà dans les années 1970 », ironise Tony Donné, responsable de programme chez Eurofusion, un organisme européen de recherche sur la fusion.
L’objectif de Tri Alpha et de ses consœurs est-il trop élevé pour elles ? Une partie de la communauté scientifique serait tentée de le penser. Mais quelques-uns des plus grands patrons de la nouvelle économie misent sur ces start-up. Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, qui n’hésite pas à dénoncer la frivolité de l’innovation numérique, a investi plus de 10?millions de dollars, à travers son fonds Mithril Capital Management, dans Helion Energy, une société implantée dans l’État de Washington. Paul Allen, le cofondateur de Microsoft et créateur du fonds Vulcan Capital, finance les recherches de Tri Alpha à hauteur de 40?millions de dollars. Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, a mobilisé son fonds Bezos Expeditions pour donner plus de 20 millions de dollars à General Fusion. Bill Gates, lui-même, qui a lancé le programme d’énergie verte Mission innovation lors de la COP 21, s’intéresse de près à la fusion. Il a récemment visité les installations de l’Italian national agency for new technologies (Enea).
Quel est le but de ces géants du numérique ? « Nous notons un accroissement de l’intérêt du secteur privé pour la fusion. Ces investissements stimulent la recherche mondiale, se réjouit Richard Kamendje, physicien de la fusion et des plasmas à l’Agence internationale de l’énergie (AIEA). La recherche dans la fusion est très intéressante, car elle peut créer des percées technologiques dans les supraconducteurs ou l’imprimerie 3 D, qui seront applicables dans d’autres domaines, comme la médecine. » Bernard Blanc, le directeur du développement nucléaire chez Assystem, veut croire que ces milliardaires s’attaquent avant tout à la question de l’énergie et de la protection du climat, pour laquelle « la fusion est une vraie réponse ». Même si c’est aussi l’occasion de « développer de nouvelles technologies dans d’autres domaines comme ce fut le cas lors du programme spatial. La fusion sert d’incubateur technologique ».
À côté de ces start-up, trois monstres de l’industrie et de la recherche s’embarquent dans l’aventure de la fusion. L’américain Lockheed Martin, premier vendeur d’armes au monde, a ainsi promis un réacteur à fusion nucléaire dans cinq ans. « S’ils ont identifié une rupture technologique, pourquoi ne la publient-ils pas ? », s’interroge toutefois Bernard Saoutic, ingénieur à l’Institut de recherche sur la fusion par confinement magnétique (IRFM) du CEA. Outre le temps de développement ultracourt, la multinationale américaine assure que son réacteur, suffisamment petit pour être déplacé sur un camion, servira à alimenter des villes, à propulser des avions et des navettes. Malgré les critiques, il maintient l’échéance à 2020. « C’est de la science-fiction complète ! », juge Tony Donné, d’Eurofusion. L’institut Max-Planck de physique des plasmas, à Greifswald (Allemagne), semble plus crédible. Il a inauguré le Wendelstein 7-X (W7X), un réacteur expérimental qui a coûté 1,1?milliard d’euros. En décembre?2015, il a confiné un plasma d’un million de degrés pendant un centième de seconde. Le W7X est un stellarator, un modèle concurrent du tokamak utilisé pour Iter, qui se caractérise par un positionnement extrêmement complexe des bobines pour créer le champ magnétique. « Il offre une alternative technologique à ne pas oublier », prévient Franck Carré, du CEA.
Outre-Atlantique, c’est le puissant Massachusetts institute of technology (MIT) qui est entré dans la course en août 2015. Il annonce le développement d’ici à dix ans du réacteur ARC (abordable, robuste, compact). En utilisant de nouveaux matériaux supraconducteurs baptisés Rebco (rare earth barium copper oxide), tout juste sortis des laboratoires, le centre de recherche assure que son réacteur sera plus puissant qu’Iter, le gigantisme en moins. Côté européen, on est séduit par le concept, mais on relativise en assurant qu’il faudra travailler au moins trente ans sur ces supraconducteurs pour les employer en milieu industriel.
Ces acteurs peuvent-ils reléguer Iter au second plan ? « Ce qui est sûr, c’est que l’apparition de projets de réacteurs à 100?millions de dollars met à mal l’image d’Iter et ses milliards de dollars ! », constate Tony Donné. « En l’état, Iter reste la démonstration la plus avancée. C’est la seule machine qui va démontrer une réaction de fusion, là où les autres prototypes ne démontrent que du confinement », souligne Franck Carré du CEA. Même Stephen Dean, l’un des fondateurs du programme de fusion américain dans les années 1960, aujourd’hui président de Fusion power associates, n’enterre pas Iter. Il se réjouit de voir la fusion renaître massivement aux États-Unis, mais affirme que « tous ces projets sont à des années lumières d’Iter, le seul réacteur qui n’est plus qu’à un pas de produire de l’électricité ».
Une source d’énergie propre
Qu’Iter soit le premier à réaliser la fusion ou pas, tout le monde s’accorde à dire que c’est la construction de ce réacteur, longtemps jugée impossible, qui a relancé les travaux sur la fusion. Pour Tony Donné, « la prise de conscience de l’imminence du changement climatique est favorable à l’investissement dans la fusion ». Le jeu en vaut la chandelle : 10 grammes de deutérium et 15 grammes de tritium, deux isotopes de l’hydrogène, suffisent à alimenter en énergie un habitant d’un pays développé pendant toute sa vie ! Les réserves de deutérium dans l’océan se chiffrent en millions d’années. Quant au tritium, il se forme dans le réacteur à partir de lithium. Un réacteur de 1 000 mégawatts (l’équivalent d’une centrale nucléaire française) émettrait pour seul déchet 250 kilogrammes d’hélium par an, un gaz inerte. En cas d’incident, le plasma se disperserait en quelques secondes et le réacteur s’arrêterait, sans autre conséquence.
Pour autant, la fusion s’inscrit, selon ses partisans, dans un mix énergétique varié. « En 2100, elle devrait avoir trouvé sa place dans la production électrique mondiale », prédit Bernard Blanc d’Assystem. D’autres évoquent même 2060. « La diffusion de la fusion dépendra du bon vouloir des communautés. Avec la fusion, on règle un problème majeur de l’humanité : l’énergie », assure Richard Kamendje de l’AIEA. Une promesse faite au monde depuis plus de soixante ans. Et si cette fois, c’était la bonne ?
Les cinq grands projets en concurrence
Iter : le plus connu(et le plus cher! ndlr! )
Première fusion : 2029
Investisseurs : Union européenne, Suisse, Russie, Inde, Corée du Sud, États-Unis, Japon, Chine
Le réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter), en construction à Cadarache (Bouches-du-Rhône), est le plus grand projet de fusion au monde, doté d’un budget de 15 milliards d’euros. Il ne produira pas d’électricité, mais permettra de mieux comprendre les plasmas pour donner naissance à un réacteur préindustriel en 2050.
General Fusion : le plus simple
Premier réacteur : 2025
Investisseurs : Bezos Expeditions, Cenovus, fonds souverain de Malaisie…
Implantée au Canada, près de Vancouver, la start-up General Fusion a repris un modèle de fusion testé dans les années 1970. Il s’agit de maintenir le plasma par confinement magnétique, comme Iter, et par confinement inertiel comme le Laser Mégajoule, à Barp (Gironde). Mais les lasers étant chers, General Fusion les remplace par des pistons à vapeur, une solution plus robuste et plus économique.
Lockheed Martin : le plus mystérieux
Réacteur commercial : 2020
Investisseur : Lockheed Martin*
Quand le grand conglomérat de défense et d’aérospatial américain a décidé d’investir dans la fusion nucléaire, cela a surpris tout le monde. D’autant que Lockheed Martin affirme pouvoir commercialiser un réacteur dans moins de cinq ans. Au-delà de la fourniture d’énergie, la multinationale assure que son réacteur servira à la propulsion marine, aérienne et spatiale.
MIT : le plus crédible
Prototype : 2025
Investisseur : Département de l’Énergie des États-Unis
Le fameux Massachusetts institute of technology (MIT) a également son projet de fusion : le réacteur ARC. Il ressemble beaucoup à Iter, à la différence qu’il utilise des matériaux supraconducteurs de nouvelle génération. Ils permettraient de créer un réacteur plus petit et plus puissant. Reste que ces nouveaux matériaux sortent tout juste des laboratoires. Il faudra encore les tester en milieu industriel.
Tri Alpha : le plus sensationnel
Pas de date précise
Investisseurs : Goldman Sachs, Vulcan Capital, Venrock…
La société américaine Tri Alpha a fait sensation fin 2015 en maintenant un plasma de 10 millions de degrés Celsius pendant cinq millisecondes. Une prouesse que l’on pensait réservée aux grands instituts de recherche et non à une petite start-up. Tri Alpha veut aller plus loin que les autres en créant une fusion sans production de neutrons, qui abîment les machines.
*Le fait que le leader mondiale de la défense s’intéresse de si près à la fusion est très emblématique de ce que devrait être le monde une fois la fusion maitrisé:la guerre totale contre l'environnement.