‘Le Temps’ – Joëlle Kuntz, samedi 24 avril 2010 (selon texte d'Emmanuel Garnier a écrit :Le Laki émet une quantité gigantesque de dioxyde de soufre et de gaz carbonique qui, portée par les vents de surface, sème la désolation et la mort dans toute l’Europe continentale, après avoir anéanti le tiers de la population islandaise. Le 8 juin 1783, une fissure de 25 km s’ouvre au sud-ouest du plus important glacier d’Islande, le Vatnajökull, dans le système volcanique du Laki. D’énormes fontaines d’une lave très fluide surgissent tout au long. Sous l’effet du vent, les gouttes de lave s’étirent comme sous l’action d’un verrier de Murano pour former des filaments appelés «cheveux de Pelé», d’après le nom de la déesse hawaïenne du feu et des volcans. Emportées au loin, ces aiguilles d’obsidienne très coupantes sont une catastrophe pour l’agriculture, les champs et les prés devenant inutilisables.
La coulée dure huit mois. Elle recouvre 565 km2. En tout, la fissure émet 12,3 km3 de lave, une quantité gigantesque qui fait de l’événement islandais le plus important épanchement de toute l’histoire volcanologique.
Les cendres sont éjectées en plus faible quantité mais ce sont les gaz magmatiques émis qui font de cette éruption l’une des plus lourdes de conséquences: 20 millions de tonnes de gaz carbonique et 25 millions de tonnes de soufre s’échappent des cratères. Sur l’île, les trois quarts du cheptel sont anéantis. Une famine générale s’ensuit, emportant plus de 10 000 personnes, soit près d’un tiers de la population.
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L’événement a des répercussions sur le climat du continent durant toute l’année 1783. Les gaz relâchés s’installent en effet dans la troposphère où circulent les pluies, les nuages et les vents de surface. Or cet été-là, un front de hautes pressions anormalement installé au nord-est de l’Europe attire le brouillard volcanique sur le continent. Un nuage toxique se met à voyager au-dessus de la Scandinavie, puis de l’Allemagne, de la France et de l’Italie. Fin juin, sa présence est notée à Lisbonne, à Londres, à Moscou et jusqu’en Syrie.
Partout sont notés des phénomènes étranges: la «boule de feu» solaire est sans rayonnement; un brouillard «sec» apparaît, à l’odeur «sulfurée», dans un air «affligeant». Les populations sont inquiètes. Les savants perplexes. Certains médecins établissent un lien timide avec l’éruption islandaise.
Il est sûr en tout cas que 1783 enregistre une surmortalité: de +30% en Angleterre, +50% dans certaines régions françaises. Aujourd’hui, une extrapolation démographique situe autour de 160 000 les décès imputables au volcan Laki.
I l n’est pas prouvé, même si la légende est jolie, que le phénomène islandais soit à l’origine de la Révolution française. Mais l’enchaînement climatique des années suivantes fournit de hasardeuses tentations intellectuelles.
Suite à l’assombrissement de l’atmosphère par les poussières et les cendres volcaniques, une vague de froid exceptionnelle envahit l’Europe dès le mois de décembre 1783. Un manteau de neige recouvre la France, la Belgique, la Bohême. En février-mars 1784, l’anticyclone atlantique se replie brusquement, occasionnant un redoux. Commencent alors une série d’inondations catastrophiques. Les rivières sortent de leur lit à Paris, à Liège et à Namur, à Vienne, à Prague, à Budapest, à Bratislava, à Zagreb. Les dégâts sont incalculables. L’été qui suit est caniculaire et les récoltes si abondantes que le prix du blé s’effondre. Les hivers suivants sont froids, les étés pluvieux. La sécurité des subsistances est compromise, la confiance des populations fortement entamée.
En France, comme le note Emmanuel Garnier dans son livre sur les dérangements du temps*, la crise climatique de 1784 inaugure une nouvelle pratique politique. La monarchie, qui intervient depuis plusieurs décennies déjà en faveur de populations sinistrées par le moyen de dégrèvements d’impôts, matérialise cette fois son aide sous la forme de paiements directs aux victimes. C’est la première fois. La solidarité, laissée jusque-là à la charité individuelle ou aux œuvres religieuses, est assumée par le budget du monarque. Louis XVI distribue ainsi trois millions de livres, l’équivalent de 1% des recettes du royaume, une somme considérable pour l’époque comparée aux 2% versés par l’Etat après l’ouragan Lothar en 1999.
L’empereur d’Autriche-Hongrie fait de même à l’égard des sinistrés du Banat. Le prince-électeur de Saxe indemnise lui aussi les siens tout en se préoccupant d’établir un système d’alerte pour minimiser les dommages futurs.
Ces premiers gestes royaux s’inscrivent dans une nouvelle conception de l’Etat, du territoire et des populations. «Si un accident se présente deux fois de suite, il doit cesser d’être imprévoyable aux yeux d’une administration chargée de le prévenir», écrit l’Encyclopédie à l’adresse des pouvoirs publics au XVIIIe siècle.
Louis XVI prend acte du changement de perception. Dès lors que le climat ne dépend plus des humeurs de Dieu ou de ses saints, les processions sont inutiles. Elles sont remplacées par des stratégies publiques de prévention et d’indemnisation. Dans le moment de l’adversité, le monarque se fait dispensateur de «secours sans nombre aux malheureux», semant les subsides avec une égale bonté aux villes et aux campagnes. Neuf ans avant d’avoir la tête coupée, Louis XVI est «Le Bienfaisant». Le volcan Laki n’a pas provoqué la révolution en France mais il a fait un bon roi.
* Emmanuel Garnier, «Les dérangements du temps, 500 ans de chaud
et de froid en Europe», Plon, 2010.