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Les rois du cumul
Les élites françaises excellent dans l'art d'additionner les mandats, les emplois, les charges et les missions. Dilettantisme, conflits d'intérêts et exclusion des nouveaux entrants : les effets pervers sont nombreux et les «cumulards» ont mauvaise presse
Combien d articles ecris-tu par semaine ?», a demandé un jour pour s'amuser l'historien Alain-Gérard Slama à Alain Duhamel.«Dix. Et toi ? - Huit seulement» Drôle de concours pour des intellectuels... En tout cas, ceux-là ne dédaignent pas le sport national, appelé pudiquement la «multipositionnalité». En d'autres termes : le cumul. Il faut dire qu'en France le «cumulant» (ou «cumulard», en plus péjoratif) a de multiples opportunités : il peut simultanément être prof (à Sciences-Po, en général), siéger dans un comité quelconque (Conseil économique et social...), participer à une émission de télé, détenir un jeton de présence dans une boîte, être élu, diriger une mission, écrire des livres... Il est de bon ton, quand on appartient à l'élite, de ne rien refuser. Mieux, d'en réclamer davantage, à l'image d'un Henri Proglio, bientôt président de Veolia et d'EDF (voir p. 26). Le phénomène est d'autant plus admis que la famille Sarkozy est devenue championne toutes catégories : le président fait office de Premier ministre, il ne s'en cache pas, la première dame continue à composer des albums, et Jean, le fils, conseiller général des Hauts-de-Seine, est sur le point de rafler, à 23 ans, la tête de l'établissement public de la Défense avant celle du département du 92. Deux postes occupés précédemment par son père.
Le cumul peut, on le voit, se pratiquer en solo ou à plusieurs, de façon simultanée ou dans la durée. «La circulation des élites entre le secteur public et le secteur privé favorise le phénomène en France, analyse Pierre Bitoun, sociologue à l'Inra (1). Comme un Jacques Attali qui passe de son activité de conseil à une mission sur la croissance ou unAlainMine qui conseille à la fois Vincent Bolloré et Nicolas Sarkozy.» L'affaire n'est pas une question d'âge : derrière les Slama (67 ans), Erik Orsenna (62 ans), Bernard-Henri Lévy (60 ans), pousse la nouvelle génération comme le jeune (33 ans) Raphaël Enthoven (Sciences- Po, Ecole polytechnique, France-Culture, Arte, «Philosophie Magazine», «l'Express»). La tendance semble en revanche plutôt masculine, les rares femmes, comme Dominique Voynet en politique, font figure d'exceptions.
Ce qui les meut ? L'argent, le prestige et le goût du pouvoir. Mais pas seulement. Tous avancent des explications plus nobles. Alain- Gérard Slama (France-Culture, «le Figaro», «le Fig Mag», RTL...) se voit plutôt comme un patron de PME. «Bien sûr que je suis un cumulard, plaisante-t-il. Mais tout procède de la même matrice. Je ne fais que diversifier mon unique activité : expliquer la société française.» D'autres justifient leur hyperactivité par leurs (hyper)compétences, comme Michel Rocard, multimissionné par Sarkozy : «Pourquoi donc voulez-vous que je m'emmerde à ne rien faire alors que je peux être utile au pays ?» («le Monde» du 28 août). Bruno Patino, le très réputé patron de France-Culture, réfute l'étiquette, même s'il dirige en même temps l'école de journalisme de Sciences-Po : «A la radio, je fais plus que mes heures, j'y suis le matin entre 6 h 45 et 7 h 15. Et à Sciences-Po mon rôle est de donner les grandes orientations. E ne vous a pas échappé qu'une directrice executive est là à temps plein.» Certains jurent qu'ils n'ont pas le choix. «C'est un métier de mannequin, confesse un chroniqueur multicarte. Qu'est-ce que tu fais quandle milieu décide que t'es vieux, has been et nul ?» Il faut donc durer, se montrer, se diversifier. Les profs d'université ? Les institutions paient mal, disent-ils, alors ils compensent. Celui-ci préfère garder l'anonymat pour raconter sa double vie : le jour, il enseigne et gère plusieurs départements d'une fac parisienne et siège aussi à son conseil d'administration. La nuit, il double son salaire en réalisant des audits pour des entreprises privées. Sans oublier son cours à Sciences- Po, une émission de télé hebdomadaire, des colloques... «C'est aimablement délirant», reconnaît-il. Les politiques, eux, avancent plutôt l'argument de l'efficacité. «La capacité d'action et d'influence d'un cumulard à Paris et sur sa terre d'élection est sans commune mesure [par rapport à celle] d'un simple député et d'un président de conseil général isolé dans sa province», justifiait il y a peu Arnaud Montebourg dans l'hebdomadaire «Marianne».
Absentéisme parlementaire, conflits d'intérêts, emploi du temps de folie, les effets pervers sont connus. Mais le pire, c'est que les cumu- lards finissent par édifier une barrière difficile à franchir pour les nouveaux entrants. «C'est une dérive de notre système méritocratique, analyse Pierre Sadran, prof à Sciences-Po Bordeaux. Quand on a fait ses preuves, d'autres portes s'ouvrent Ensuite, personne ne vous conteste.» Résultat, la moyenne d'âge de la classe politique française est la plus élevée d'Europe et, dans les grandes entreprises, le casting se renouvelle peu. «Si les procédures étaient transparentes et ouvertes, croyez-vous qu'on retomberait exactement sur ceux qui sont actuellement dans les conseils d'administration du CAC 40 ?», s'interroge David Thesmar, prof de finances à HEC
Alors, tous bloqués par une élite endogame ? La récente proposition du PS sur la limitation des mandats va dans le bon sens; sur Facebook, les groupes anti-cumul se comptent par dizaines. Et un blog hébergé par l'assemblée a un intitulé révélateur de l'ambiguïté générale sur le sujet : «Un mandat sinon rien, ou peut-être un second, mais après je m'arrête...» Un bon début.
(1)Auteur des «Cumulards, la confiscation de l'argent, du pouvoir et delà parole» (Editions Stock, 1998), téléchargeable sur http : llwumi.ivry.inra.fr/monal (cliquer sur «publications»).
Eve Roger
Le Nouvel Observateur
Source: http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/paruti ... cumul.html
Dossier à lire ici: http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2345/