Pactole énergétique ou bombe infernale? Le pari de la «glace qui brûle»
Mots clés : énergie, ressources, hydrate de gaz, hydrates de méthane, environnement, effet de serre, emballement
On a trouvé au fond des océans des milliards de mètres cubes de gaz. De quoi résoudre tous les problèmes d’énergie. Le risque: rendre le réchauffement climatique totalement incontrôlable
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C’est une sorte de glace étrange, constituée d’un agencement de molécules d’eau qui emprisonnent des molécules de gaz, par exemple du méthane, ou encore du propane. Les chimistes parlent d’«hydrates de gaz» ou, mieux, de «clathrates», et ces produits ont longtemps été considérés comme des curiosités de laboratoire. Des curiosités amusantes ou dangereuses, car les clathrates de méthane, en dehors de leurs conditions de stabilité (très basses températures, très fortes pressions), se décomposent instantanément. Sitôt extraits de leur frigo pressurisé, ces cristaux capricieux se mettent à fulminer. Ils se désagrègent, explosent spontanément, s’enflamment en libérant leur contenu d’hydrocarbures.
Or, pour le meilleur ou pour le pire, cette amusette de chimistes facétieux conditionne peut-être l’avenir global de la planète. En effet, depuis peu, on a réalisé que les clathrates de méthane, ces «glaces qui brûlent», sont quasi omniprésents, cela en quantités formidables, dans certaines couches géologiques et notamment au fond des océans.
L’USGS (le Geological Survey américain) estime à plusieurs dizaines de millions de milliards de mètres cubes la quantité de méthane ainsi piégée dans ces glaces instables. «Cela représente au moins le double de tout le carbone contenu dans l’ensemble des gisements d’énergie fossile, pétrole, gaz et charbon compris», assure un spécialiste. Et dans sa dernière édition «le Journal du CNRS» s’enthousiasme pour «ce fantastique pactole qui gît au fond des mers».
Depuis toujours les matières organiques mortes se décomposent dans les couches sédimentaires, leur fermentation libérant du méthane. Dès lors que les conditions sont réunies (par exemple, la pression exercée par une couche d’eau de 300 mètres et une température n’excédant pas 2 à 3 °C), ce méthane est aussitôt séquestré sous la forme d’un clathrate solide qui ressemble à de la glace ordinaire. Pas étonnant donc qu’il y en ait partout ou presque, en particulier sous les plateaux continentaux, et à moindre profondeur dans le permafrost des régions polaires. Face à ces cristaux magiques et prometteurs, les publications et colloques scientifiques se multiplient depuis quelques années. Restées longtemps un peu goguenardes devant une lubie qu’elles jugeaient digne du professeur Nimbus, les compagnies pétrolières participent désormais aux recherches. Total, Gaz de France et l’Institut français du Pétrole se sont par exemple associés au CNRS pour subventionner un laboratoire dit «des procédés en milieu granulaire», hébergé par l’Ecole des Mines de Saint-Etienne. Cela pour expérimenter un procédé d’extraction du méthane des clathrates par des injections d’eau chaude dans les couches profondes, et sa récupération sous forme gazeuse.
En même temps, de nombreuses collaborations scientifiques internationales s’organisent, pour inventorier les gisements les plus prometteurs. Ainsi, en septembre prochain, Marie-Madeleine Blanc-Valleron (CNRS et Muséum national d’Histoire naturelle de Paris) va embarquer à bord d’un navire américain pour analyser des forages effectués au large de Vancouver, où on subodore une phénoménale accumulation d’hydrates de méthane à la frontière de deux plaques tectoniques. La chercheuse française se prépare à «passer dix à douze heures par jour au microscope, quel que soit l’état de la mer», dans le cadre d’une «mission internationale très particulière»: il ne s’agit pas pour le moment d’identifier un gisement particulier de méthane, mais d’étudier le mécanisme d’accumulation du gaz dans les sédiments, afin d’établir un modèle géologique général qui permettra de savoir où les chercher dans l’avenir.
De son côté la Commission européenne finance le programme Hydratech, qui développe les techniques de détection des clathrates de méthane sur les plateaux continentaux du Vieux Continent. Déjà, des zones apparemment prometteuses ont été repérées – «en mer Noire, dans l’est de la Méditerranée, dans le golfe de Cadix et dans la mer de Norvège», révèle «le Journal du CNRS».
C’est sûr, le jour où on saura aller puiser à bon compte ce méthane inespéré, le spectre de la pénurie énergétique s’éloignera pour longtemps. Même si on ne savait en récupérer qu’une toute petite fraction, les quantités accessibles seraient phénoménales: convenablement réchauffé et pompé, un seul mètre cube de clathrate donne pas moins de 164 mètres cubes de gaz naturel. Mais jouer avec cette glace, c’est aussi jouer avec le feu. D’abord parce qu’il s’agit de toute façon d’un carburant fossile, dont la combustion contribue au fâcheux effet de serre. Mais surtout parce que toute déstabilisation malencontreuse de ce méthane, gelé depuis la nuit des temps, pourrait entraîner le dégazage massif d’immenses gisements.
On imagine des myriades de mètres cubes de cet hydrocarbure gazeux s’échappant d’un seul coup des fonds marins. Les bulles secouant l’océan avant de rejoindre l’atmosphère pour y accélérer le réchauffement climatique – car le méthane se caractérise aussi par un effet de serre très efficace (21 fois plus que le CO2).
Puis ce réchauffement global accélérant à son tour la montée en température des océans, et provoquant donc en cascade le dégazage d’autres dépôts de clathrates: une spirale infernale qui pourrait inspirer un film catastrophe…
Un pareil scénario ne devrait pas être écarté à la légère. D’autant moins que – sans avoir jusqu’ici atteint le paroxysme de l’embrasement généralisé – il se produit réellement dans la nature, et cela depuis longtemps. Ainsi, l’actuel réchauffement climatique se traduit inévitablement par le dégazage du méthane jusqu’ici gelé, dans certaines régions polaires où la fusion du permafrost amène les clathrates à la limite de leur stabilité. Les spécialistes parlent de l’«horizon des hydrates» pour désigner cette limite – combinaison de température et de pression au-delà de laquelle le méthane rejoint l’état gazeux, s’échappant dans l’atmosphère sans être récupéré et sans passer par une usine à gaz.
En théorie, pas de doute: même si le phénomène reste limité, le méthane libéré par le réchauffement contribue bien, via un renforcement de l’effet de serre, à l’accélération du réchauffement. Et ainsi de suite. Dans le passé des dégazages massifs se sont produits, entraînant des catastrophes climatiques. «Parfois, la nature rompt d’elle-même l’équilibre entre la phase gazeuse et la phase solide du méthane sous-marin», constate Pierre Henry, du CNRS. Des traces en subsistent, toujours visibles des milliers d’années plus tard, comme ces gigantesques «volcans de boue» qui tapissent certains fonds océaniques, dus à de soudaines échappées locales de méthane – c’est l’«effet champagne», disent les géologues. Une équipe de l’Université du Michigan a même pu établir un lien entre une titanesque libération de gaz survenue dans l’Atlantique il y a 55 millions d’années et le réchauffement climatique concomitant: une hausse moyenne de 4 à 6 °C. Le climat de la planète avait mis 200000 ans pour s’en remettre.
Espérons que nous ne sommes pas en train de le détraquer pour aussi longtemps.