L’intensité du laser fera jaillir la matière du vide par Michel Alberganti
Mots clé : énergie, vide, matière, création, particules, antimatière
La biographie de l’équation E = mc 2 est loin d’être complète. Laremarquable illustration qu’en donne le documentaire fiction diffusé par Arte le dimanche 16 octobre (Une biographie de l’équation E = mc2, de Gary Johnstone) pourrait connaître bientôt un nouveau chapitre passionnant. Au laboratoire d’optique appliquée (LOA), commun à l’Ecole nationale supérieure de techniques avancées (Ensta), à l’Ecole polytechnique et au CNRS, de Palaiseau (Essonne), Gérard Mourou se rapproche du moment où il pourra faire jaillir de la matière à partir du vide…
« Le vide est mère de toute matière » , lance-t-il avec une certaine jubilation. A l’état parfait, « il contient une quantité gigantesque de particules par cm3…et tout autant d’antiparticules » . D’où une somme nulle qui conduit à cette apparente absence de matière que nous nommons… le vide. De quoi contester la définition du dictionnaire pour lequel, depuis le XIVe siècle, ce dernier est un « espace qui n’est pas occupé par de la matière » . C’était compter sans l’antimatière et sans la célèbre formule E = mc², qu’Albert Einstein a déduit de la relativité restreinte il y a cent ans, en 1905.
Pourquoi inverser cette formule en produisant de la matière à partir du vide ? Pour Gérard Mourou, les applications iront de la création d’une nouvelle microélectronique relativiste à l’étude du Big Bang et à la possibilité de simuler des trous noirs. Ce qu’il nomme la « lumière extrême » permet de développer la protonthérapie, capable d’attaquer des tumeurs sans détériorer les cellules environnantes, une « pharmacologie nucléaire » et la possibilité de contrôler la radioactivité d’un matériau avec un simple bouton. Sans parler de la fabrication d’accélérateurs extrêmement compacts pouvant concurrencer les gigantesques installations du CERN de Genève. La maîtrise de la lumière est donc loin d’avoir atteint ses limites. Le LOA travaille avec le laser, l’un des aboutissements les plus spectaculaires des découvertes qui ont valu à Albert d’Einstein le prix Nobel en 1921.
Gérard Mourou a joué un rôle majeur dans l’augmentation de la puissance de ce rayon de lumière cohérente obtenu pour la première fois en 1960. En 1985, il a mis au point une méthode baptisée chirped pulse amplification (CPA) (Le Monde du 8 juin 1990). « Du jour au lendemain, nous avons fabriqué une source qui tenait sur une table et dont l’intensité égalait celle d’installations de la taille d’un terrain de football » , explique Gérard Mourou.
Vague déferlante
Les physiciens butaient depuis une vingtaine d’années sur l’apparition de phénomènes non linéaires aux intensités d’environ 1014 W/cm2 (W/cm2) qui dégradaient l’onde et provoquaient la destruction des solides dans lesquels naissaient les lasers. Gérard Mourou utilisait des sources produisant des impulsions très courtes (picoseconde, soit 10- 12 seconde), dont l’une des caractéristiques était de contenir une large gamme de fréquences. « Pour résoudre le problème, avant d’amplifier l’impulsion, nous l’avons étirée en ordonnant les photons » , indique le chercheur qui, pour expliquer la CPA, utilise l’analogie d’un peloton de cyclistes face à un tunnel. Pour éviter un blocage lors d’un passage de front, il faut ralentir certains coureurs avant l’obstacle.
Gérard Mourou procède de même avec les fréquences. Après les avoir séparées, il impose des parcours différents à chaque couleur à l’aide d’un réseau de diffraction. Après l’amplication de chaque fréquence, il « suffit » de réaliser l’opération inverse afin de retrouver une impulsion au profil identique mais beaucoup plus intense. Avec la CPA, l’intensité s’est remise à grimper pour atteindre… 1022 W/cm2 aujourd’hui, 1024 W/cm2 en 2006.
« Jusqu’à une certaine valeur de l’intensité, la composante magnétique de l’onde incidente reste négligeable par rapport à sa composante électrique, explique Gérard Mourou. Mais à partir de 1018 W/cm2, elle exerce une pression sur l’électron. » Ce dernier, jusque-là soumis à une simple « houle », se trouve soudain emporté par une vague déferlante qui l’entraîne jusqu’à lui faire atteindre sa propre vitesse, c’est-à-dire celle de la lumière. On entre alors dans l’optique non linéaire relativiste. Les électrons arrachés transforment leurs atomes en ions qui « tentent de retenir les électrons, ce qui crée un champ électrique continu, c’est-à-dire électrostatique, d’une intensité considérable » . On transforme ainsi le champ électrique alternatif de l’onde lumineuse incidente en champ électrique continu.
Ce phénomène « extraordinaire » engendre un champ titanesque de 2 teravolts par mètre (1012 V/m). « Le CERN sur un mètre… » , résume Gérard Mourou. A 1023 W/cm2, le champ électrostatique atteindra 0,6 petavolt par mètre (1015 V/m)…
A titre de comparaison, le Stanford Linear Accelerator Center (SLAC) accélère les particules jusqu’à 50 giga-électronvolts (GeV) sur 3 km. « En théorie, nous pourrons faire de même sur une distance de l’ordre du diamètre d’un cheveu » , assure le chercheur. En son temps, Enrico Fermi (1901-1954) estimait que, pour atteindre le petavolt, l’accélérateur devrait faire le tour de la Terre.
« Les électrons poussés par la lumière finissent par tirer les ions derrière eux », poursuit M. Mourou. Désormais, la barque entraîne son ancre. La lumière initiale a engendré un faisceau d’électrons et d’ions. Le LOA est parvenu à accélérer des électrons jusqu’à des énergies de 150 méga-électronvolts (MeV) sur des distances de quelques dizaines de microns. Il compte d’abord pousser jusqu’au GeV, et « beaucoup plus loin ensuite » .
Mini Big-Bang
Parallèlement à ce développement qui pourrait, à terme, concurrencer les grands accélérateurs de particules, Gérard Mourou se dit très proche, toujours grâce aux énormes intensités lumineuses obtenues, de « claquer le vide » , c’est-à-dire de faire apparaître « quelque chose » là où il n’y avait rien en apparence.
En réalité, il ne s’agit pas d’une opération magique mais, « simplement » , de faire apparaître ce qui était invisible. L’objectif théorique est une intensité de 1030 W/cm2. Pour obtenir cette valeur, les physiciens considèrent le vide comme un diélectrique, c’est-à-dire un isolant. De la même façon qu’une intensité trop forte fait « claquer » un condensateur, il est possible de « claquer le vide » .
Mais que se passera-t-il alors ? Quelles particules étranges jailliront-elles du vide ? Là encore, le mystère est éventé. Il s’agira d’un couple électron-positron. Une particule et son antiparticule, qui sont les plus légères et donc celles qui, selon la formule d’Einstein, réclameront le moins d’énergie pour apparaître. Et ce minimum est également parfaitement connu : 1,022 MeV.
Ainsi, tout semble prêt pour que la matière fasse sa première apparition à partir du vide dans un laboratoire. Ce mini-Big Bang pourrait même se produire avant les 1030 W/cm2. M. Mourou pense qu’en faisant appel à des rayons X ou gamma, il serait possible de ramener ce seuil aux alentours de 1023 à 1024 W/cm2. Or c’est justement l’objectif du LOA pour les prochaines années
Article paru dans l’édition du 19.10.05 du Monde